Les soirées avec Wendy Witter sont toujours mémorables, et celle-ci ne fera pas exception. Skylar n’imagine pas une seule seconde à quel point cette dernière le sera et ne se doute surtout pas de la tempête qui va s’abattre sur elle. Après s’être apprêtée, elle commande une voiture pour rejoindre sa jeune amie à une soirée mondaine dont elle a déjà oublié le thème. Ce qui l’intéresse ce soir, c’est surtout d’oublier qu’elle a passé le cab de ses trente-deux ans sans que son utérus soit habité assez longtemps pour donner la vie. Elle ne résiste pas, pourtant, en arrivant sur les lieux, à l’envie d’aller vérifier dans les toilettes s’ils vendent des tests de grossesse. Bingo! Double bingo, même, puisqu’ils n’aient plus nécessaire d’y mettre un billet de un dollar, une simple carte bleue suffit. C’est sans surprise que le test affiche un “négatif” douloureux quelques minutes plus tard et pourtant, le coeur de Skye se brise une nouvelle fois. Elle soupire, ferme les yeux et tâche de lutter contre le flot d’émotions qui la traverse. Il faudra, à un moment ou un autre, qu’elle songe à adopter, à recourir à une mère porteuse. George et elle en ont les moyens, mais ce n’est pas ce que veut Skye. Une part d’elle est persuadée qu’elle doit mériter son titre de mère, comme si le fait de ne pas pouvoir le porter pendant neuf mois l’empêchait d’être une bonne mère. Pour s’éviter de trop y penser, de s’écorcher encore plus qu’elle ne l’est, Skye se force à sortir son téléphone de son tout petit sac et prévient Wendy de son arrivée. “Je suis là, j’espère que tu as une coupe pour moi à la main.” Et deux autres sous le coude, car il va falloir en vider quelques-unes d’une traite pour que Skylar tienne le coup. Lissant sa magnifique robe bleue roi, elle vérifie rapidement son maquillage et sort des toilettes, se déplaçant jusqu’à son amie comme si le monde lui appartenait. “Witter, je ne sais pas ce qu’il se passe.” annonce-t-elle, “mais ton teint n’a jamais été aussi beau. T’as sorti une nouvelle collection ?” Elle dépose un baiser sur la joue de son amie et attrape deux coupes de champagne, en lui en tendant une. L’avantage avec la jeune femme, c’est qu’il n’y a pas besoin de s’excuser d’un certain silence - elles ont toutes les deux une vie très (trop) occupée.

Il y a quelque chose dans le rire de son amie qui cloche, comme si le son ne pouvait pas sortir normalement de sa gorge parce quelque chose y était coincé. Il faut dire que la jeune femme n’a pas vraiment été aidé ces derniers temps. Le fait que quelqu’un se soit amusé à diffuser des photos compromettantes d’elle est désagréable sans parler de toutes les conséquences que ça engendre. Wendy n’est pas du genre à s'apitoyer sur son sort et pourtant, Skye a bien vu que ça l'affecte plus qu’elle n’est prête à l’admettre. Wendy a pourtant avoué à demi-mots qu’elle avait merdé - un jour à marquer d’une pierre blanche - mais Skye la connaît assez bien pour savoir que si elle est prête à admettre une erreur, c’est que les conséquences sont très chères payées pour elle. La créatrice de contenus n’a pas plus d’informations sur celles-ci et bien qu’elle soit d’un naturel curieux, elle ne compte pas forcer son amie à parler de ses états d’âme (même si Wendy Witter n’en a généralement pas). “Avec plaisir.” répond-elle quand elle lui propose une coupe. Skye s'assoit à côté d’elle et dépose un baiser sur sa joue avant de faire sonner sa coupe contre la sienne et de l’avaler d’une traite. Son amie la vide aussi vite-t-elle qu’elle et si elle arque un sourcil, Skye se contente de les resservir avant de renouveler l’opération. “On parie sur une soirée chiante ou exceptionnelle ?” demande-t-elle avant que d’autres personnes les rejoignent. Il est rare qu’elles parviennent à passer un moment en tête à tête à ce genre de soirées et Skye préfère en profiter.
Les coupes s’enchaînent d’un côté comme de l’autre, fait nettement plus rare pour Wendy que pour Skye, mais voilà qu’elles se retrouvent à commander une troisième - quatrième peut-être ? - bouteille. “Attends, faut que j’aille aux toilettes.” dit Skye avant qu’elles ne trinquent à nouveau. Elle attrape la main de son amie et l’attire avec elle. Skye ne fait pas partie des jeunes femmes qui ont nécessairement besoin d’être accompagnées aux toilettes mais ces dernières représentent le dernier test de grossesse négatif qu’elle a fait, et elle n’est pas certaine d’être prête à y être toute seule - surtout avec autant d’alcool dans le sens, elle risquerait de s’effondrer. Une fois à l’intérieur des toilettes, elle se dirige vers l’habitacle sans réfléchir, se soulage et ressort en soupirant en voyant les tests de grossesse. “Pourquoi est-ce qu’il faut qu’ils soient toujours négatifs ?!” marmonne-t-elle, la mâchoire serrée avant d’aller se laver les mains.

Les rires sont aussi nombreux que les coupes de champagne, et Skye se dit que ce n’est pas plus mal qu’elle ait retrouvé Wendy pour une soirée. Elle ne regrette pas d’avoir décidé de rejoindre la jeune femme plutôt que de prendre la poudre d’escampette quand les résultats du test se sont affichés. Elle en aurait presque oublié sa peine si elle n’avait pas eu besoin d’aller aux toilettes. Sa main accrochée à celle de Wendy, elle n’imagine pas une seule seconde à quel point la soirée va prendre un tout autre tournant d’ici cinq minutes. Les mots qui sortent de sa bouche après qu’elle ait vidé sa vessie sont inattendus, mais ce n’est rien comparé à ce que va lui dire la jeune femme. Le rire mauvais qui s’échappe de la bouche de Wendy n’ait pas inconnu de Skye mais il ne lui a jamais été adressé gratuitement. Même si Skye trouve les réactions de la jeune femme parfois disproportionnée (elle sait de quoi elle parle), elle a toujours plus ou moins su identifier d’où venait son revirement d’humeur. Elle s’imagine qu’elle a reçu un sms de quelqu’un, ou qu’une nouvelle photo d’elle a été oublié, mais Wendy lui remet bien vite les idées en place en lui parlant de chance. Les yeux écarquillés, Skye la regarde, sidérée. Elle ne sait pas quoi dire, ne comprend pas pourquoi Wendy parle de chance. L’idée d’avoir un enfant et que ce sera le plus grand des bonheurs est tellement ancrée en elle qu’elle ne comprend pas que d’autres femmes puissent ne pas partager cette envie, ce besoin. Elle ne va pas jusqu’à les juger pour cela; à dire vrai, il lui arrive parfois même d’envier leur indifférence. “Ma chance ?” Sans même s’en rendre compte, Skye hurle plus qu’elle ne répond. Elle avance vers Wendy : “Ne parle pas de ce que tu ne sais pas, Wendy.” commente-t-elle, froidement avant de se diriger vers le lavabo pour se nettoyer les mains. Si elle peut tolérer les petits accès de la colère de la jeune femme, même injustifiés, car elle met ça sur le compte de la jeunesse, il y a des mots qu’elle ne tolèrera pas et ceux-là ont fait parti. “Que tu ne veuilles pas d’enfant est une chose, surtout à ton âge, mais ne me parle pas de chance.” Pas quand c’est la plus grande tragédie de sa vie, pas quand elle serait prête à donner sa vie pour avoir cette chance un jour

A cet instant, il n’y a sans doute que de la colère, peut-être même de la haine entre les deux jeunes femmes. En temps normal, Skylar le regretterait et essaierait peut-être même d’apaiser les choses : Wendy et elles ne sont pas d’accord sur tout, loin de là, mais elle affectionne sincèrement la jeune femme. Mais le sujet est trop douloureux, intime, vital presque qu’elle est incapable de voir que la discussion - dispute, même - qu’elles s’apprêtent à avoir pourrait être la fin de leur amitié si l’une d’elle ne s’arrête pas à temps. Skylar secoue la tête, elle n’a jamais sous-entendu qu’elle était écervelée. Wendy est bien des choses, et que cela lui plaise ou non, oui, elle est une gamine a bien des égards, mais cela ne signifie pas pour autant qu’elle n’a pas de cerveau, bien au contraire. Witter est une femme brillante et rien ne peut lui enlever cela. Skye ne prendra toutefois pas la peine de la contredire, sachant d’avance que c’est peine perdue. Elle ne l'écoutera pas - et de toute façon, ce n’est pas ce qui importe. Wendy sait sa souffrance sa quête et lui balance ces quelques mots comme si elle n’était pas consciente du tsunami que cela allait être, avalant tout sur son passage. Il n’est même plus question de ce test de grossesse négatif. “Tu sais ce que ça fait de vouloir un enfant et d’être incapable d’en porter un ? De faire des tests de grossesse tous les jours au cas où ? De sentir tes gens s’effondrer chaque fois que tu as du sang qui coule à l’entrejambe ?” Elle secoue la tête, et tourne les talons, refusant d’avoir cette discussion. Ce n’est que quand la poignée froide entre en contact avec sa main, qu’elle comprend, que ce n’est pas ce qu’elle voulait dire. Elle ne comprend à dire vrai pas le choix de ses mots mais se retourne, comme au ralenti et la regarde, interdite. “Tu es enceinte ?” S’il y en a une qui ne se rende pas compte de sa chance, c’est bien, elle. Elle a le choix d’avoir un enfant ou non, quand Skylar est sans cesse confrontée à cette porte fermée. Au fond, elle n’a pas besoin que Wendy lui confirme la nouvelle : elle sait qu’elle est enceinte. Mais trop de choses se passent dans sa tête et elle a besoin de l’entendre lui dire pour lui remettre les pieds sur terre… ou la faire vriller totalement.

Les mots retentissent en elle comme une vague d’électrochoc. Skylar n’a jamais eu à subir ce genre de tortures mais elle est certaine que cela serait moins douloureux que la nouvelle qui vient de tomber. Elle peut voir que Wendy est clairement blessée et affectée par la nouvelle, comme si c’était une maladie qui était ancrée en elle au lieu du miracle de la vie et c’est comme une seconde vague d’électrochoc. Pourquoi ? Elle n’en veut pas, déteste déjà cet enfant, ça se voit sur son visage, sur la façon dont elle se tient quand Skye donnerait tout pour sentir un être humain se former et grandir en elle. La situation est injuste, trop injuste pour que la trentenaire, dont la santé mentale n’est jamais très stable, vrille totalement. Elle regarde Wendy interdite, laissant quelques secondes la vague d’émotions lui balancer cent cinquante idées à la minute, mille choses qu’elle pourrait lui répondre. Pourtant, ce n’est que quand l’idée la plus folle lui vient qu’elle se décide à réouvrir la bouche : “Garde-le”. Elle s’approche, ne réalisant pas que les larmes qu’elle retenait à peine s’écrasent désormais sur ces joues. “N’avorte pas, Wendy.” Elle rompt la distance qui les sépare et vient attraper ses mains pour lui expliquer ce qu’elle a en tête, ne réalisant pas à quel point cette idée est aussi folle que cruelle. “Tu le gardes et après je l’adopte. On ne lui dira pas, jamais. Je peux même te promettre que tu ne le verras jamais, de ne jamais l’afficher tout ce que tu veux.” Elle est tellement prise dans son délire qu’elle ne se rend pas compte de ce qu’elle dit quand elle ajoute : “On te donnera tout l’argent que tu veux avec George. Il sera d’accord, je suis sûre qu’il sera d’accord.” Elle est hystérique, crie sans même s’en rendre compte, ne réalisant pas plus que Wendy Witter ne manque absolument pas d’argent et que ce n’est pas ce qui est en jeu. “c’est un signe, c’est certain. C’est pour ça qu’on s’est rencontrées, pour que ce bébé qui grandit en toi puisse vivre, qu’il ait un foyer aimant et que moi, je puisse avoir un enfant.” Perdue, l’alcool n’aidant en rien, elle va même jusqu’à toucher son ventre, plat puisqu’elle n’en est qu’au début, et la regarde dans les yeux pour lui faire comprendre que tout ce qu’elle dit à du sens, quand ça n’en a en réalité aucun.