Main qui se referme sur l'ordonnance qu'on me tend, je serre les dents pour contenir ma colère, qui est pourtant facilement identifiable rien qu'à la façon dont mes doigts froissent le papier. Si ça ne tenait qu'à moi, je déchirerais l'ordonnance, et je dirais à mon interlocuteur d'aller se faire foutre, mais je ne pouvais pas, à moins de vouloir en payer les conséquences, ce que je refusais déjà de faire. Un mois de "vacances" qui n'est en réalité qu'une mise à pied forcée et une mascarade de Petit Prince, et voilà que je me mettais à sombrer. Quatre crises liées aux traumatismes que l'armée avait fait naître chez moi, en l'espace d'à peine dix jours et une angoisse qui ne cessait de grandir un peu plus à l'approche de ce jour qui marquerait officiellement le début de mes vacances. Les crises m'avaient obligé à retourner voir un psychologue pour s'assurer de mon état, ce qui avait lourdement pesé dans la balance de mes négociations avec la couronne concernant la durée de mes vacances. Mais pas comme je l'aurais souhaité. Pour me remercier des efforts que j'avais fournis cette année, et me permettre de véritablement me reposer, on allait m'accorder un mois de vacances, et si mon état lié au stress ne s'améliorait pas d'ici là, alors on pourrait me laisser en vacances jusqu'à la rentrée. La pire idée du monde, puisque c'était ces vacances qui me foutaient dans cet état. Mais personne ne voulait l'entendre.

J'allais donc devoir revenir dans un mois pour voir le psychologue, mais d'ici là, j'allais devoir apprendre à gérer mon angoisse seul ou avec quelques antidépresseurs, dont l'ordonnance faisait mention. D'un air peu aimable, je quitte le bureau du médecin. Je traverse le couloir en pliant l'ordonnance en quatre pour la ranger dans ma poche, près de mon téléphone, que je m'interdis de saisir pour ne pas envoyer un message d'insulte à Petit Prince. Tout ça c'était de sa faute, parce qu'il n'avait pas idée de tout ce qu'il représentait pour moi. Je traverse l'hôpital en passant par la cour extérieure pour profiter de l'air et m'éviter la vision de cet endroit aseptisé que je n'aime pas. Dehors, il fait beau et chaud, ce qui est agréable, et je trouve cela presque surprenant qu'aucun patient ne vienne en profiter. Le pouvaient-ils pour certains ? Rien n'était moins sûr. Pourtant, au milieu du chemin se trouve un fauteuil roulant, avec une machine posée dessus, abandonné. Ou pas. En m'approchant je finis par distinguer la silhouette qui se trouve derrière, assise à même le sol. Une jeune femme blonde, fine, dont visiblement les soins semblaient plus encombrant que les miens. « Est ce que tout va bien ? » La question peut paraître bête mais si ça se trouve, c'était une façon de méditer, qu'en sais-je ! Quoique, avec un masque à oxygène et cette chaleur, pas sûr que les conditions soient bonnes. « C'est pas… Vous devriez pas être dans le fauteuil à la place de la machine ? » Question peut-être un poil condescendante alors que je ne la connais pas mais bon, ça avait de quoi laisser songeur. « Est ce que vous avez besoin qu'on vous porte pour retourner sur le fauteuil ou je dois appeler un médecin ? »

Le problème était sûrement évident pour beaucoup, à voir cette demoiselle assise au milieu du chemin au lieu d’être dans le fauteuil à la place de l’appareil médical, mais ça ne m’empêche pas de poser la question. Et au vu de la réponse, je comprends que ce n’était pas si simple, que la demoiselle n’était pas du genre à se laisser balader autrement que par ses propres moyens, et que finalement, ma question n’était peut-être pas si stupide que cela. Elle aurait dû être dans ce fauteuil, mais elle ne le voulait pas. Pour quelle raison, ça, je ne pouvais rien affirmer. Peut-être par égo, par volonté de se surpasser, les possibilités étaient multiples, mais elle seule possédait la vérité. Dans tous les cas, ça n’avait rien de normal. Je m’apprête à appeler quelqu’un de l’établissement mais sa demande me retient. Le ton est beaucoup trop direct, presque désespéré. Elle ne veut pas les voir, et je peux comprendre pourquoi. Mais si elle restait assise ici au milieu du chemin, ils finiraient par venir d’eux-même dès que quelqu’un la remarquerait au sol.

Je la regarde s’agripper au fauteuil pour tenter de se remettre d’elle-même sur ses pieds, m’expliquant qu’elle devait réapprendre à faire les choses seules. Je suppose que cela signifiait qu’elle ne le faisait plus depuis un moment. Suffisamment longtemps pour que ça ne lui plaise plus en tout cas. Je la laisse donc faire, la regarde se redresser, suffisamment haut pour penser qu’elle pouvait le faire avant de la voir retomber sur le sol. Apparemment, elle aurait besoin de temps avant de pouvoir refaire les choses par elle-même. Son juron m’arrache un sourire. J’en avais entendu d’autres, et des bien moins gracieux. « Si vous voulez pas que les médecins s’en mêlent, il va quand même falloir que vous puissiez bouger d’ici. » Je regarde en direction des vitres qui donnent sur l’intérieur. Pour l’instant, ça ne semblait choquer personne, mais ça viendrait.

Restait une solution, qui, surement ne l’enchanterait pas, mais qui serait moins déplaisante que de voir les médecins débarquer. Je m’accroupis pour me mettre à sa hauteur, passe un bras sous ses jambes, l’autre dans son dos pour pouvoir la soulever. « Désolé, mais vous vous débrouillerez seule un autre jour. » Je me redresse prudemment, la jeune femme dans les bras. J’avance doucement tout en poussant le fauteuil avec le reste de mon corps pour avancer jusqu’au banc un peu plus loin sur lequel je la redépose délicatement. « Voilà. Là au moins, vous pourrez y rester aussi longtemps que vous en avez besoin sans inquiéter les médecins. Mais vous devriez faire attention à ne pas en faire trop quand même. » Commentaire sûrement déplacé de la part d’un inconnu et plus encore de moi, mais je suppose que sa convalescence, celle que je lui imaginais en tout cas, ne recommandait pas cela.

Protestations qui se font entendre, j’y reste parfaitement insensible, me redressant doucement pour trouver mon équilibre avec la jeune femme dans les bras. Je ne connais pas les raisons de sa présence ici, ni pourquoi le fauteuil, ou encore le masque à oxygène, mais une chose était sûre, ça pouvait lui prendre de longues minutes avant de réussir à se relever par elle-même. Et plus elle passait de temps assise au milieu de ce chemin, plus elle risquait d’interpeller involontairement quelqu’un qui n'hésiterait pas à appeler un médecin. Ses jambes battent légèrement l’air, comme si elle espérait que ça me fasse lâcher prise, mais c’est tout le contraire qui se profile. Je resserre un peu ma prise sur elle, notamment au niveau de ses cuisses, pour éviter qu’elle nous déséquilibre et nous fasse tomber alors que je commence à avancer, tout en poussant légèrement le fauteuil à chaque pas, tandis que la jeune femme abdique. « Ca c’est fort probable. Et je ne suis même pas à mon maximum. » Elle était sûrement loin d’imaginer à quel point je pouvais l’être, mais je suppose que pour une première impression, c’était suffisamment parlant.

Je la dépose délicatement sur le banc, ramenant au plus près d’elle le fauteuil, lui conseillant de ne pas trop en faire, alors qu’elle affirme qu’elle devait en faire suffisamment. « Si quelqu’un d’autre que moi vous avait trouvé sur ce chemin, je ne sais pas si on vous aurait laissé sortir demain. » Après tout, ça pouvait être risqué de la laisser sortir si elle ne pouvait pas tenir sur ses jambes très longtemps. « Et puis, si vous tombez, c’est un coup à vous blessez et à prolonger votre séjour vous ne pensez pas ? » Je ne dis pas qu’elle devrait rester dans ce fauteuil à attendre que les jours passent, mais simplement être prudente. Léger sourire qui se dessine lorsqu’elle me remercie, j’avoue ne que je ne pensais pas obtenir une quelconque marque de reconnaissance. Après tout, elle n’avait rien demandé. « Ouais. Je me balade dans les couloirs, en attendant de pouvoir venir en aide aux demoiselles en détresse. Je suis un peu Superman ici. » Lèvres qui s’étirent en sourire taquin, je me laisse aller à rire légèrement. « Je plaisante. Ca serait un peu inquiétant quand on y pense. » Quelqu’un qui ne ferait pas partie du personnel et qui errerait jusqu’à trouver quelqu’un en qui venir en aide. « J’avais un rendez vous. Je voulais passer par l’extérieur pour partir. C’est plus agréable que leurs murs aseptisés. Je suppose que vous comprenez très bien aussi. »

J’arque un sourcil quand qu’elle prétend que tout ceci n’est qu'une erreur de timing. Je suis tenté de relever, mais ça n’aurait pas d'intérêt. Que ce soit le cas ou non, ça montrait quand même qu’un dysfonctionnement était présent. Même si elle se débrouillait bien 99% du temps, on ne pouvait pas ignorer que les 1% restant existaient et pouvaient la mettre en danger. Que serait-il arrivé si ça lui était arrivé dans un endroit où elle était seule, isolée ? Dans des escaliers ? Au volant ? Bien sûr, je comprenais l’envie de ne pas vouloir dépendre d’un appareil médical, de ne pas vouloir exposer ses faiblesses, de vouloir reprendre ce que je suppose être une vie normale au plus vite, mais il fallait laisser à son corps le temps de se remettre, lever le pied, même si on était parfois persuadé d’être prêt pour. Plus elle se forcerait, plus elle risquait de prolonger sa convalescence, qui semblait déjà lui paraître bien longue. « Ce n’est pas complètement faux. » Sur la théorie, c’était beau, encourageant, mais dans les faits, ça restait plus délicat. « Mais à condition de ne pas s’être cassé une cheville, si vous voyez ce que je veux dire. » Elle avait l’air déterminée, sûrement qu’elle se relèverait à chaque fois, mais au bout de combien de temps ? « Je me doute bien qu’ils ne vous laissent pas sortir sans un suivi, mais ce qui m’inquiète, c’est que vous en fassiez trop à l’extérieur. » Je la regarde avant de froncer légèrement le regard et grimacer. « Eurk ! Qu’est ce que vous m’avez fait ? Voilà que je parle comme eux maintenant. » Ouais, ça ne me ressemble pas vraiment. Moi j’étais plutôt du genre, on a qu’une vie. « Oubliez tout ce que je viens de vous dire, et éclatez-vous en fait ! » Je ris doucement avant d’expliquer les raisons de ma propre présence ici. Je ne rentre pas dans les détails, je ne parle ni du psychologue, ni du rendez-vous imposé par mes employeurs, encore moins de qui sont mes employeurs. Juste que moi aussi, j’avais rendez-vous dans ces murs aseptisés.

A l’annonce du temps qu’elle a passé ici, j’arque un sourcil. Plus d’un mois… Pas étonnant qu’elle ait envie de se tirer de là ouais ! A sa place, j’aurais sûrement pété un câble. Et pas que. Le personnel médical aussi. Quand on savait ce que j’avais pu faire à huit ans alors que je n’y avais passé qu’une semaine, clairement, ça ne donnait pas envie de savoir de quoi j’étais capable sur un mois. « Je comprends mieux votre hâte de sortir. » Je ne peux imaginer ce qu’elle avait traversé pour rester si longtemps ici, sous surveillance médicale quasi permanente. « Raison de plus pour vous ménager un peu aujourd’hui ! Ca serait dommage de repousser votre date de sortie à cause d’un petit instant de faiblesse. » Parce que qui sait la décision qu’aurait pris un médecin s’il l’avait trouvé à ma place. Surement quelques jours de plus en observation. « Superman ne pourrait pas refuser. » Je ris doucement, taquin. « Mais oui, je vous y accompagnerais. Et j’espère qu’après, vous resterez raisonnable jusqu’à votre sortie. Ça risque d’être de longues vingt-quatre heures, mais penser à votre liberté après. » Peut-être pas totale au départ,mais au moins, elle retrouverait son chez elle, sa famille, surement des amis, et ses habitudes. « Vous pouvez le dire, c’est plutôt flatteur. Même si vous ne vouliez pas être secourue. Mais de toute façon, vous étiez obligée d’abdiquer. Je ne vous aurais jamais lâché. » Même si elle semblait tout aussi têtue que moi, j’aurais gardé l’avantage physique, et ça aurait fait la différence.

Je ne peux m’empêcher de rire aux propos de la jeune femme. <« Il ne peut y en avoir qu’un.e dans toute relation, qui a toujours raison. Et je m’arrange toujours pour que ce soit moi. Vous allez vite vous en rendre compte. » Je lui souris pleinement, mais je devine bien qu’avec le caractère dont elle fait déjà preuve qu’elle ne me laisserait pas la place si facilement. Elle avait l’air têtue, déterminée, avec un certain égo. Comme moi. Et on savait très bien ce que ça pouvait donner entre deux caractères de la sorte. En tout cas, moi je le savais bien. Mais pour le moment, ça ne nous empêche pas de plutôt bien nous entendre, de nous taquiner l’un l’autre. Rencontre hasardeuse, mais l’alchimie semble opérer dans nos échanges. Parce que je m’inquiète pour elle, tente de la convaincre d’être raisonnable, alors qu’à sa place, je serais sûrement déjà en train de fomenter un plan pour m’échapper d’ici. Faites ce que je dis, mais pas ce que je fais, c’était bien moi ça. Et je finis par me rendre compte que mes propos sont hypocrites dans le fond, alors je change brutalement de discours, l’accusant presque de m’avoir jeté un sort. Ce qui, au moins, la fait rire. « Pas du tout. Je pense qu’il n’y a aucune vie antérieure dans laquelle je l’aurais été. J’aurais été bien trop tyrannique avec les patients pour ça. » Parce que c’était sûr et certain que moi, j’aurais fais la misère à celui qui n’aurait pas écouté mes recommandations. « Mais c’est mignon de savoir que vous me pensez capable d’autant de bienveillance. » Après tout, il y avait pire comme première impression.

Sa main qui tapote la place libre à côté d’elle, je hoche lentement la tête et m'assois à ses côtés. Elle avait raison, mais je me garde de lui dire à haute voix. « Des bêtises. Tout le temps. Je ne tiens pas en place, alors tout est bon pour moi pour m’éclater. » Incroyablement honnête sur celui que je suis, je n’essaye pas de cacher que je suis quelqu’un de turbulent. Que ce soit par le sport, par les courses de voitures, je suis quelqu’un qui vit toujours dans la quête de l’adrénaline, à ses risques et périls. « Vous savez, je dis surtout ça pour vous en réalité. Je sais que ces endroits sont rarement appréciés. Moi, quoiqu’il arrive, dans une heure je suis dehors. Mais vous, je pense que vous vous en voudriez si vous veniez à prolonger votre séjour pour une seconde de faiblesse. » Une seconde qui pouvait coûter cher.

La comparaison avec Superman est flatteuse, et il est vrai qu’elle m’amuse, à me voir de cette façon. Je n’en avais pas les super pouvoirs, mais je suppose que j’en avais la bienveillance quand cela était nécessaire. « Très bien ! Je vous prends au mot. Quand vous serez complètement rétabli, j’accepterais volontiers de vous revoir et de vous laisser une chance pour me faire abdiquer. » Je sors mon téléphone de ma poche et lui tends pour qu’elle y rentre son numéro, s’ajoute à mon meetsa, ou n’importe quoi d’autre qui pourrait nous permettre de reprendre contact dès qu’elle le voudrait. « J’espère que vous serez en grande forme, parce qu’il va vous en falloir de l’énergie pour m’obliger à abdiquer. Préparez vous bien, je ne vous laisserais qu’une seule chance. » Clin d'œil taquin, qu’elle réussisse ou non, elle m’aura quand même montré sa détermination, et ça serait tout à son honneur.