De sa démarche longiligne, Joséphine s’engouffre dans la bouche de métro, rapidement elle descend les escaliers, ses talons résonnant dans le tunnel, faute de l’heure qu’il est, évidé. Si elle arpente les couloirs de ce réseau ce n’est que pour une raison qui augmente de son entendement, l’aliénation. Elle a hésité, c’est vrai, à le faire, à laisser ses souvenirs loin derrière. A se dire qu’il n’a plus aucun droit sur elle, ce père. Accepter de refoutre les pieds en enfer. Faute de trouble alimentaire, Joey, elle en fait presque une crise d’urticaire.

Et quand elle entre dans le train de métal, elle enroule ses doigts laiteux sur la barre préposée à cet effet, tient en équilibre sur ses bottines, comme à son habitude elle est sur son fil, la Joséphine. Elle songe à tout ce qu’il a pu faire de mal. Cette année New-yorkaise, et les paroles trop brutales. Avec Boston pour terminal. Les paupières de la Brisée sont closes, elle tente de se dire qu’à l’intérieur d’elle ça n’explose. Mais en ayant le cœur en bandoulière ce n’est pas assez que ça l’indiffère. Jo’ elle a besoin de plusieurs verres.

L’arrêt désigné se fait alors voir, elle s’extirpe et se retrouve rapidement sur le trottoir. Dans le centre-ville, les pensées loin d’être fantasmagoriques de la rouquine sont échangées contre une mélodie qui sonne bien douce à son esprit. Un air de violon, qui force l’écoute et l’admiration. La musique, elle l’a dans la peau, car son corps a flirté avec bien des tempos. Autres temps, autres idéaux. Elle devrait continuer sa route, pour se sauver de ses maux. Mais à ceux que son père pourrait engendrer elle s’incline vers les siens, ceux qu’elle préfère et cela de trop. Elle approche quand la musique s’éteint, alors elle ancre son regard dans le sien, l’interpelle d’un « Et si j’en demande une autre ? » est-ce qu’elle l’obtient ?

Le bleu de mes yeux ne se détache pas des lignes de son visage qui se déconcentre à l’entente de mes mots, j’en constate l’ampleur des miens, à quel point je danse sur les vestiges d’un ancien destin. Et dire que dans un café, pas loin, il se trouve ce père qui n’en est pas un. Avec une lenteur mesurée, il dépose sur ses genoux, son instrument de moitié. M’interpelle de ses propres prunelles afin de me balancer, une vérité, qui, en moi, ne peut pas s’empêcher de résonner. « Tout à un prix. » Et je suis, tu vois, la première à le penser. Ne suis pas atteinte de vénalité et pourtant je sais ce que la vie peut coûter. Que toutes choses en ce monde tend à se négocier.

J’en hoche le visage, car il est en permanence une question de choix, et qu’ils nous coutent, en général, bien plus que ce qu’on le croit. Le prix, aujourd’hui, sans qu’il ne le sache, c’est de l’avoir choisit lui plutôt que les explications d’un paternel en manque d’affection. C’est dix ans trop tard. Et c’est une piètre histoire. Un truc un peu brouillon, un cliché à la con. Une fille et son père dans la spirale sinueuse de leur relation.

Un soupir quand mes phalanges s’accrochent à mes cheveux, à mes rêves malheureux, balaie l’amertume et ce que je peux. Une œillade encore afin de le détailler, lui qui semble un peu trop semblable aux va-nu-pieds. Dans une autre vie, un autre contexte, on se serait certainement accordés sur les contours de nos personnalités complexes. J’en crache un soupir, teinté d’un sourire, quand je commence à chercher les billets dans mon sac à main. Pourboire obtenus grâce à ces nuits qui semblent n’avoir plus de fin. « Alors, c’est combien ? » Joséphine est reine, dans le royaume des putains.  

Alors les doigts accrochent les billets, s’apprêtent à lui montrer la liasse quand l’esprit se laisse surprendre par une demande des plus vivaces. « Vous alliez où ? » Dans un endroit dont elle n’est pas sûre de se voir revenir. Voir ce géniteur qui un jour la faite un peu trop souffrir. Mais Joséphine n’est pas femme simple à s’ouvrir. Alors, elle se refuse tout simplement à répondre à ses dires.

Le violon sur le sol, Joey comprend qu’elle n’obtiendra pas une nouvelle ouverture de notes frivoles. « Il est tard. » Jamais assez, dans le monde de la rousse étriquée. Et le matériel de musique est finalement rangé, alors il ne reste à Joey plus aucune raison plausible de s’attarder. Elle se doit juste d’aller affronter ce qu’elle a fuit depuis quatorze années. Tout son passé. « Soit. » Insatisfaite. Elle replonge alors l’argent dans le sac, en vrac. Elle en fera meilleur usage, offrande à l’un de ces démons, ceux qui, en son esprit, font rage. Mais alors que les talons s’apprêtent à se retourner, l’étranger amorce de quoi à nouveau l’intriguer. « Mais si les tours de passe-passe vous amusent, j’en connais quelques-uns. Contre un café. » Et puisque la belle souffre de curiosité, elle passe sa langue sur ses lèvres dans l’attente que le tour de passe-passe soit révélé. « Votre main. » Oh, il sait donc lire les destins.

Le problème c’est que dans celui de Joséphine il n’y a certainement rien de bien. En un mouvement de protection, elle en referme ses poings. Si fort que les ongles s’enfoncent dans les paumes de ses mains. Ce n’est pas l’avenir qu’elle craint, mais plus qu’il dise à haute-voix ce qu’elle croit. Qu’elle est foutue, paumée, perdue. Qu’elle se débat pour une vie qu’elle ne mérite pas. Qu’il lui murmure même que Dutch ne l’aime pas. « D’accord. » Masochiste dans l’âme, toujours et encore. Elle déploie les phalanges abîmées, les jointures lacérées, à son intention. Prête à ce qu’un sauvageon approuve sa perdition.

La paume est abîmée, les phalanges aussi, elle le sait, elle a conscience Joséphine de ses manières de se torturer et dans les continuités il y a ces marques qu’elle tait qui trônent, sur son poignet, en couronne. Mais peut-être que le possible imposteur verra plus loin dans les tréfonds de son cœur. Éventuellement il saura comment toute cette histoire se terminera. Et si Joey achèvera sa vie de ses propres doigts. Comme elle l’a toujours cru, comme elle le conçoit.

L’ongle de son pouce souligne les rainures du creux de cette main, appelle le récit du destin. L’avenir de ses déboires dans cet écrin. Elle patiente, un coup pressante, un autre méfiante. Elle a horreur de ce compte à rebours avec lequel il semble jouer en observant le reflet d’une aventure biaisée. Et puis il sonne le glas, un que Joey n’apprécie pas. « Intéressant » Menteur, comme tous les autres, et en un regarde vers son visage sur lequel elle s'était attendu à lire le pire, la rousse se dit que c’est le discours qu’il sort à tous les passants. Ceux qui acceptent de lui donner le statut d’être vivant. Ceux qui se traînent devant et acceptent de le voir, plus qu’on ne peut le faire avec les mendiants. De voir vraiment « Mais » Il y en a toujours des mais, depuis la nuit des temps. « Mon café déjà » et de sa surprise, Joey en crache un soupir, un souffle qui s’accorde à un sourire. Il en faut, pour y parvenir, et son arrogance a gagné, son aplomb qui ne paraît pas possible à écorcher.  

Elle hésite, en une réflexion qui n’en est pas vraiment une, aller dans le premier bar croisé, tant qu’elle s’éloigne de son père et que le joueur de violon lui conte la bonne fortune. Ou bien choisir ce qui lui semble comme le plus vicieux. Le fait que son choix est déjà fait entre les deux. « Mon père va vous apprécier. » Mensonge énoncé avec une ironie qui ne saurait tromper. Et elle commence à se diriger vers le point de ce rendez-vous qui vient soudainement de devenir moins flou. « Vous venez ? » C’est celui pour qui elle n’a jamais été assez qui va le payer, le café.

Il rassemble ses affaires, et Joey laisse voguer ses pensées vers les souvenirs qu’elle possède de son père. Peut-être que cela vient de tout ce qu’elle a pu prendre comme conneries dans sa vie, mais elle peine à se remémorer des choses de lui. Jamais présent lorsqu’elle vivait en France, et encore moins durant l’année qu’elle a passé à ses côtés, avant qu’il ne se décide à l’exiler. Elle en ressent des envies de se refiler seule, la nausée. S’insurge intérieurement d’avoir accepté.

Mais de cette tierce personne, accompagnée, elle s’est engaillardie, la Joey, un tantinet, juste assez. Puis la promesse de connaître son avenir, elle se doit d’avouer, que c’est un deal qui lui plaît. Puis elle a aimé, sa façon de négocier, le fait d’avoir raviver son intérêt. Et quand après plusieurs mètres parcourus ils arrivent face au troquet, Joséphine s’extirpe de sa torpeur en l’entendant prononcer ; « Là ? » Elle lui lance un regard, de biais, lâchant, incontrôlé, un ricanement léger. « Il a toujours su maîtriser ses effets. » Elle n’en est même pas navrée.  

Bien sur qu’il aurait pu l’inviter dans un de ses restaurants huppés. Mais avec la déception de sa vie, est-ce que c’est ce qu’habituellement, on fait ? Après tout, ce n’est pas comme si le géniteur avait une seule fois validé, les choix de la poupée. Elle doit paraître dingue, aux yeux de son invité, à être planté devant l’enseigne, à hésiter à rentrer. Car ce n’est qu’un père qu’elle a évoqué. Seulement, en plus de dix ans, il a dû changer, et elle réalise bien qu’à le reconnaître, elle n’est pas certaine d’y arriver. Alors elle lève un index, à l’intention, de son étrange compagnon, elle tente une pause dans le tumulte de ses réflexions. « Et ça, vous ne l’aviez pas vu dans ma main. » Qu’elle allait se craqueler comme une porcelaine rien qu’à l’idée de réentendre le ton de sa voix. Que lorsqu’il est question de famille, Joséphine n’assume pas. En un souffle, pas très serein, ajoute un « Piètre devin. » Rejeter la faute sur les autres, ça fait toujours du bien.