C'était une promesse que je devais tenir. Lukas, libéré de sa chambre d'hôpital depuis mardi, peut enfin sortir, bien que cette sortie soit de loin la plus agréable qu'il aura à faire dans les jours, semaines, mois ou années à venir. Mais il voulait le faire, et moi, après bientôt six mois, je devais le faire aussi. Pour Gemma. Pour Helina. Pour Willow.
Le temps se veut frais, en cet après-midi de novembre. Si bien que c'est en voiture que je viens chercher Lukas chez Neal. Trois bouquets de fleurs sont disposés à l'arrière de la voiture. Un bouquet pour chaque femme à honorer en cette journée. S'y trouvent également mon cardigan et mon chapeau feutré, tous deux de couleur sombre. Sobre. Le moteur tourne alors que j'envoie un message à mon ami. Ton taxi est avancé, dépêche toi ou le compteur va tourner et tu lui devras du whisky. Essayer de dessiner un sourire en cette journée grisâtre. Fenêtre ouverte, cigarette qui se consume entre mes lèvres à chaque nouvelle bouffée, je vois enfin le russe qui fait son apparition. Encore un peu déglingué, mais debout. Le mégot éteint se retrouve catapulté et la fenêtre se ferme un peu, laissant de l'air à mon ami. « Comment tu t'sens aujourd'hui ? » demandais-je simplement, avant de quitter la place de parking improvisée devant la porte du bâtiment.

Peu pressée de me rendre au cimetière, d'être entourée de toutes ces pierres en marbre, certaines soignées, d'autres pas. Certaines récentes, d'autres moins. Heureusement, il y a de la verdure dans toutes ces nuances de gris. Un peu de vie dans cet endroit où repose la mort. Je passais par un drive, demander deux cafés. Gagner du temps. « J'ai du whisky dans la boîte à gants si tu veux l'aromatiser. » avouais-je alors. Flash déposé là pour l'occasion. Pour se donner du courage. Bouteille encore fermée, tout juste achetée. Quitter Boston, entrer à Cambridge. Mount Auburn. Parking qui m'a vue partir en décrépitude après la dernière messe pour la brésilienne. Grande inspiration en coupant le moteur. « T'es prêt ? » Question idiote. On est jamais vraiment prêt à dire adieu à quelqu'un qu'on aime, amicalement ou sentimentalement.

Je ne m'attendais pas à une réponse précise, à un "je vais bien, ne t'en fais pas" ou un truc du genre, mais je m'attendais à tout sauf à cette réponse, au ton presque enjoué qu'il y mettait. Libre, il l'était depuis la nuit du 31 octobre, à peu près. Il a fallu quelques jours encore pour le voir à l'extérieur d'un bâtiment impersonnel, gâchant sans doute cette sensation de liberté retrouvée. Mais à voir son visage presque reposé, je me dis qu'il y a autre chose, et je me demande quoi. La liberté d'être dehors, la liberté d'être lui-même ? Ca me travaillait quand même pas mal. Pourvu que sa relation avec Neal ne soit pas en péril.
J'esquissais quand même un sourire, parce que c'est mieux de le voir dans cet état que lorsque je l'ai vu au fond de cette cage dans laquelle il était resté un mois. Heureuse de ne pas retrouver un Lukas prostré, paniqué, livide et si mal en point. Je préfère l'euphorique, l'amuseur qui grimpe sur les tables quand il boit un verre de trop. « Me chante pas "libéré délivré" ou j'te jette sur la route. » l'implorais-je presque, bien qu'il sache que non, je n'allais pas l'abandonner sur le bord de la route.
Le silence qui s'installe n'est même pas pesant. Si on a rien à dire, c'est certainement pour ne pas replonger dans l'enfer qui s'est installé des deux côtés du manoir de Linbergh. Lui demander ce qu'il se passait à l'intérieur des murs, c'est le faire plonger dans des abysses qu'il ne doit pas forcément retrouver dans l'immédiat. Et lui raconter la vie dehors, les recherches intempestives dans lesquelles je m'étais engagée, la vie en stand-by, gérer les émotions de Neal qui déraillait, gérer la crise de panique qu'avait faite Neela après un épisode étrange à la supérette avec Dutch, Summer qui s'était retrouvée hospitalisée. Non, je ne voulais pas lui dire qu'il y avait deux niveaux d'enfer. Que les tempêtes étaient présentes à l'intérieur et à l'extérieur des murs.
Si j'osais ce détour par le drive pour deux cafés, c'est parce qu'au fond, les personnes à visiter n'avait pas de contraintes d'horaires, qu'elles ne sont pas pressées. Horrible pensée trop réelle. Pensée qui montre à quel point je ne suis pas emballée à l'idée de me rendre là-bas. L'idée de croiser de la famille d'Helina m'angoisse d'avance, et pour celle de Willow, c'est encore pire. A leurs yeux, ma présence ne sera sans doute pas légitime. Sourire amusé qui se dessine au coin des lèvres. « Comme toujours, mon pote. Comme toujours. » Je coince mon gobelet dans l'interstice réservé à cet effet, et hoche la tête à sa question. « Un peu, ouais. Faut que j'sois en état de faire le retour, te ramener entier et qu'on m'envoie pas chier à l'hosto pour aller tenir compagnie à Summer. »
Si lui était prêt à affronter cet endroit, ou du moins semblait l'être, dans mon cas, c'était plus compliqué. Mais il fallait que je le fasse, pour les trois femmes. Parce que je me suis promis de ne pas fuir, cette fois. Ne pas fuir comme je l'avais fait avant la fin de la cérémonie de Gemma. J'avais tenu compagnie à Neela, puis je suis partie comme j'étais venue. Comme j'avais aperçu Katalia. Un coup de vent, présence éphémère. Je souffle, retrouve mon calme. « Ouais. » Non Peut-être. J'en sais rien. Je sortais du côté conducteur, ouvrais la porte arrière pour récupérer mon manteau et mon chapeau que je posais directement sur ma tête, lunettes teintées sur les yeux. Bordel, je déteste cet endroit. Accrochée au bras de Lukas, je l'emmenais directement à l'endroit où repose Gemma. Parce qu'on est avant tout là pour ça. J'attrapais le bouquet le plus coloré des trois des bras de Lukas pour le lui tendre. « J'avais prévu ça pour elle. J'ai cru comprendre qu'elle appréciait ce qui était...coloré. » Ouais, j'avais tout prévu. Blanc et rouge pour Helina, parce qu'elle était pure et passionnée. Blanc et une seule rose noire au milieu pour Willow, parce qu'elle aimait ça. Long soupir et frisson qui parcourt l'échine. « Tu veux rester un peu seul ici ? » soufflais-je doucement, glissant les mains dans les poches de mon cardigan.