Celian, c'est le troisième de la fratrie, et aussi le dernier. Tous les enfants se sont suivis à l'année près, et, jusque là, on pourrait songer que ça n'avait rien d'étonnant. Mais aucun n'a le même père, et le dernier n'a pas fait exception, bien qu'il ignore tout du paternel. Mais aussi étrange que cela puisse sembler, il s'en est toujours fichu, parce que leur famille, elle était juste comme ça. Et si on voyait les trois enfants comme des demi-adelphes seulement, pour eux ça n'avait jamais rien changé, ils étaient liés. C'était une famille Frankenstein, comme disaient les gens en ville, aucun des enfants ne se ressemblaient, il était toujours difficile à croire qu'ils puissent ne serait-ce qu'avoir un parent en commun.
Celian et les autres ne voyaient que peu leur mère, qui devait travailler pour subsister et répondre aux besoins de ses enfants. Et au final, le petit dernier s'est toujours rattaché aux deux grands. Aussi loin qu'il s'en souvienne, ça avait toujours été eux, la portée de chatons à noyer, contre le monde. Mais à eux trois, la ville n'était plus un terrain menaçant, cette horrible agglomération de bâtiment qu'il haïssait et maudissait, c'était presque une aire de jeu. Celian, il avait toujours aimé les nombreuses aventures initiées par Skylar, même s'il avait peut-être été celui qui faisait le plus foirer toutes leurs escapades, et essayer de singer Dawie, parce qu'il était grand, il était fort, et savait faire pleins de choses cools. Ses aînés, il les a toujours regardés des étoiles dans les yeux, et il disait souvent que plus tard, il voulait faire tout comme Dawie.
Toute son enfance, il a d'ailleurs littéralement essayé de tout faire comme son frère. Absolument tout, même les bêtises. Malheureusement, il a toujours plus ou moins raté ses entreprises avec brio dans la plupart des cas. Les premières années, il s'était entêté, il n'avait pas perdu espoir, et au fil des années, l'échec a commencé à le dissuader quelques peu de trop vouloir tout faire comme Dawie. C'était difficile, de comprendre qu'il ne pouvait pas être lui, mais c'était ainsi.
De toutes les épreuves éprouvantes qu'il a pu traverser, Celian garde un souvenir vif de cette année qu'ils ont tous passés séparés les uns des autres après qu'on les aient arrachés à leur mère. Les premiers mois s'étaient faits en foyer, mais très vite, ils avaient été placés dans des familles d'accueil. Âgé de seulement onze ans, le dernier s'était retrouvé privé de tous ses repères, incapable de supporter d'être coupé de sa famille, de tout ce qui l'aidait à survivre. Seul, il s'était sentit petit, faible et misérable. Il était devenu une cible facile. Heureusement, ils avaient tous développés d'incroyables capacités de fugue pour se rejoindre, mais encore une fois, de tous, le petit dernier avait été le moins doué en ce qui concernait l'évasion. Le cirque des évasions avaient duré de longs mois, et chaque seconde loin de sa famille avait semblé une éternité pour le plus jeune. Il était évident pour lui qu'il ne pouvait pas être loin d'eux...
Après cette année, cela devenait clair pour Celian qu'il n'arriverait jamais au niveau de son frère, et qu'il serait sûrement une honte pour sa soeur. Pourquoi en serait-ce autrement ? Chaque jour lui montrait que des trois, il était le plus faible, celui qui pleurait le plus, se faisait briser par tout et rien, et faisait le moins bien les choses. Alors qu'en prenant de l'âge, il voyait ses aînés gagner en caractère, lui il restait derrière sans comprendre, il demeurait le petit sensible que sa soeur devait protéger face aux moqueries. Il ne pouvait même pas se défendre seul...  
A l'adolescence, Celian il s'est renfermé. Il est devenu plus mélancolique, ne sachant pas quoi faire des sentiments qu'il ne pouvait étouffer, et qui, en conséquence, ne cessaient de chercher à l'étrangler. Il s'est un peu éloigné, il a cherché à trouver quelque chose autre que son frère et sa soeur. Mais quoi ? Il ne savait pas. Il s'était mis en quête d'un truc inconnu, c'était tout. Ce qu'il avait récolté de cette quête, c'était surtout des bleus, des coupures, des sanglots, et des questions parce qu'on ne touchait pas au petit dernier comme ça.
Grandir, pour Celian, c'était une malédiction. Il ne pouvait plus remettre sa sensibilité sur son âge. Il ne pouvait pas accuser quoi que ce soit pour sa faiblesse, et son incapacité à atteindre ce lointain modèle qu'était Dawie, qui semblait chaque seconde s'éloigner, sans qu'il puisse l'attraper en tendant la main. Il faisait tout à l'envers, il était maladroit, timide, et tout ce que faisaient les deux autres, il ne pouvait pas le faire aussi bien. C'était lui, le vilain petit canard, qui était différent, le chaton qu'on aurait dû noyer.
Grandir, pour Celian, c'était être toujours plus perdu. C'était regarder Dawie aller avec des filles, Skylar avec des garçons, croire que c'était le seul ordre des choses possible, mais ne pas réussir à tomber amoureux d'une fille. Il ne comprenait plus, il se disait que ces fortes sensations qu'il avait eu pour ces garçons de sa classe, ce n'était qu'une très forte amitié sortie de nul part, et il regardait les filles avec les sourcils froncés, passant immanquablement pour un creep sans parvenir à les trouver spécialement attirantes... du moins, pas de la même manière que son frère. Elles étaient jolies, oui, mais il ne pensait jamais plus loin, il n'y avait rien de cette sensation qu'on décrivait dans les livres et les films. Il se disait que d'un coup, il était peut-être insensible ? Pas possible.
Il n'essayait pas de se faire des amis, son frère, sa soeur, sa mère, c'était ce à quoi se résumait son monde, et le concept d'amis ne l'attirait guère. Il avait tout ce dont il avait besoin. Et il pensait que, comme l'unique ordre des choses le disait, qu'ils finiraient tous leur vie dans cette ville paumée du Kentucky, qu'ils n'auraient jamais vraiment quitté de leur existence.  On naissait dans cette ville, on y grandissait, s'y mariait, y fondait une famille, et y mourrait. Il ne semblait pas y avoir de recette alternative.

L'unique ordre des choses, ce n'est peut pas quelque chose qui existe.
Quand Dawie a parlé d'intégrer Harvard en premier, et a drastiquement changé de comportement pour atteindre son but et rendre fière leur mère, ce fut comme un électrochoc pour le petit dernier. Harvard ? Ce n'était pas dans la même ville. Dawie comptait partir ? Mais l'ordre des choses qui disait que..?
Mais si son aîné le disait, alors Celian le croyait aveuglément. Et il allait suivre l'exemple. Et chercher un nouvel ordre des choses, parce que finalement, peut-être bien que dans la vie, il n'y avait pas qu'une voie unique.
C'est comme ça que le dernier des Sears a fait peut-être une des plus grosses bêtises de sa vie en allant voler une guitare dans un magasin, allant la planquer dans un autobus désaffecté dans un coin de la ville. C'était un peu avant que les deux aînés partent, et, il avait attendu qu'ils s'en aillent pour ramener l'instrument chez eux, le cachant sous le lit au cas où. Il avait tout appris seul entre ses révisions pour rejoindre le reste de la fratrie à Harvard. Il avait bassiné sa maman, en disant qu'il allait faire de la sociologie, alors qu'il rêvait de postuler pour la musicologie.
L'année sans Skylar et Dawie, ça avait été une des expériences les plus dures de sa vie. Il n'y avait vraiment plus personne pour le protéger sur le terrain, et évidemment, revenir dans leur trou paumé du Kentucky coûtait cher, alors il était impossible de voir revenir les deux aînés souvent. Une longue année de maltraitance, à finir en pleurs au mieux, couvert d'ecchymoses au pire. L'unique ordre des choses n'existait pas, et puis, il avait peut-être fini par comprendre aussi ça en regardant pour la première fois un garçon comme son frère aurait regardé une fille. C'était sans réelles arrières pensées, il avait juste trouvé ce garçon beau, mais pas beau comme il trouvait une fille belle, beau avec quelque chose de plus. Malheureusement, si ce n'était pas l'unique ordre des choses, que les garçons soient avec les filles, et les filles avec les garçons, personne n'avait approuvé cette dérogation.
"Tiens ta langue, surtout, ne dis rien". Il a appris à avoir honte de cette découverte, alors qu'il croyait avoir trouvé une réponse satisfaisante. N'était ce pas ça ? Pourtant, il ne voyait pas autre chose. Alors il n'avait plus regardé de garçons... Enfin, autant que possible. Et il n'avait plus dit un mot. Il n'avait rien dit. Il a essayé de se jeter d'un pont un soir, mais n'a fait que remonter en toussant, pour rentrer seul, trempé et tremblant. La vérité, c'est qu'il a plusieurs autres fois cherché à mettre un point final à sa vie cette année là, mais toujours loin et dans le silence... A chaque fois, il a échoué.
Harvard, pour survivre, c'était devenu sa seule obsession, pour rejoindre ses aînés... Et puis, au fil du temps, à être ainsi couper de ses adelphes, il avait commencé à se dire qu'il voulait faire de la musique à Harvard, devenir un des meilleurs, étudier de grands classiques, étudier l'histoire et la philosophie y étant liée. Il avait pris sa guitare et avait chanté plus honnêtement, et puis, peu avant le concours d'entrée de l'université, avait ouvert sa chaîne, et publié le matin avant l'examen une reprise, sans savoir que pendant l'entretien, il serait mené à la montrer.
"Tu es doué, c'est plutôt surprenant, tu as vraiment appris seul ?"
Surprise. Pour la première fois de sa vie, il y avait quelque chose qu'il avait accomplit sans rester dans les pas de ses aînés, il s'était débrouillé par lui-même. La satisfaction qu'il en avait tirée était indescriptible.
La joie quand il avait été accepté à Harvard n'avait pas été aussi immense que parce qu'il n'allait plus être abandonné dans ce trou paumé du Kentucky, mais aussi parce que sur son dossier, il y avait marqué qu'il était admis en "Majeur de musicologie" et "mineur de sociologie". Celian allait droit vers un rêve qui lui appartenait peut-être pour une fois... ou pas. Skylar aussi voulait chanter, et en se souvenant de ça, il s'était subitement sentit honteux. Dawie encourageait aussi Skylar, elle était douée, elle aurait probablement plus mérité que lui de finir ici. Alors il avait plié la lettre au moment où on lui avait demandé s'il avait été admis, et il avait simplement sourit et dit "Oui, je suis reçu en sociologie". Le reste, c'était secret.

L'unique ordre des choses, c'était qu'un vilain petit canard en restait un toute sa vie.
Les choses auraient dû changer, mais Celian, il avait fini en outcast, rejeté et humilié par ses camarades. Il avait pourtant essayé de faire de son mieux, avec cette histoire de cookies en première année, mais tout ce qu'il avait attiré, c'était quelques autres losers du loin qu'il n'avait pas pu chasser, et qu'il avait passé des nuits à consoler. Comment ça avait commencé, il n'en savait rien. Est-ce qu'il était le psychologue ou le papa de tous les gens craignos du coin ? Aucune idée. Aux yeux des autres, il n'était qu'une victime, un petit truc fragile, le type qui pleurait avant les cours de pratique, et parlait tout seul parce qu'il n'avait pas d'amis. C'était tout. On s'étonnait juste qu'il ait pu réussir ses années.
Il ne voulait pas causer de vagues, dans tous les coins, alors quand il voyait son frère et sa soeur, il ne se contentait que d'être ingénument heureux de pouvoir constater qu'ils allaient bien. Il ne les inquiétait pas, il restait gentil, c'était bien ainsi. Il ne voulait pas qu'ils s'inquiètent pour lui alors qu'ils avaient toujours dû le protéger autrefois. Alors c'était devenu obligatoire pour Celian, de dire que tout allait bien alors qu'il se sentait seul et incapable, qu'il ne pouvait même pas parler ouvertement à ceux qui lui étaient le plus cher de tellement de choses qui lui pesaient.
Il avait peur de parler à Skylar, qu'elle apprenne la vérité. Cette histoire d'études de sociologie n'était pas fausse, il faisait bien ce cursus, mais il y avait cette histoire de musicologie qui faisait grandir sa culpabilité. C'était sûrement absurde, mais il avait si peur qu'elle le déteste pour ça. Et à force de laisser moisir ses inquiétudes, c'était presque devenu une évidence qu'on allait lui en vouloir, aussi stupide cela semblait être de loin.
Qu'est ce qu'il pouvait dire, à propos de Kerian, son avatar virtuel dans lequel il se mirait sans comprendre d'où venait ce fantasque personnage, qui n'avait pourtant rien de Skylar, ni de Dawie ? Il ne se reconnaissait pas en regardant les vidéos, mais il se demandait en surveillant les chiffres qui grimpent et grimpent "Mais, quelqu'un va finir par me reconnaître, non ?". Mais Kerian ce n'était pas vraiment lui, il avait l'air d'avoir trop de confiance, c'était un lui qui n'existait qu'avec une caméra, jamais il ne pourrait devenir lui face aux gens. Devant les autres, sa gorge devenait sèche, son cœur battait vite, il rougissait, les mots restaient coincés. Comment Kerian et lui pouvaient ils être ainsi entrelacés, être ces lignes parallèles, deux persona qui avançaient chacun d'un côté, mais sans faire face aux même obstacles. Quelques part, Celian, il en était devenu jusqu'à jaloux de son propre avatar.
La mascarade ne durera pas éternellement, c'est certain.
Celian avait crû mourir de panique ce matin là quand on l'avait reconnu et interpellé sous le nom de son alter-ego. C'était bien la première, et la dernière fois qui avait suffit pour comprendre que ce n'était plus une question de beaucoup de temps avant qu'une bonne partie de ses mensonges et ses secrets tombent en morceaux à la lumière du jour.
Mais entre lui et cet avatar, qui est le vrai ? Lui, qui cherche désespérément à suivre le modèle de son frère en sachant qu'il n'y arrivera pas, mais refusant d'accepter que ce n'est pas sa voie à lui, ou ce reflet de lui-même, qui a l'assurance pour avancer, vivre son rêve, et se lancer avec la conviction que les choses iront le mieux en étant ce personnage haut de couleur qui tournoie dans des costumes colorés ?