Le délai n’était pas encore expiré mais j’étais déjà chez Ewen. En réalité, d’être en colocation avec lui me fait grandement du bien. J’ai l’impression de vivre une nouvelle vie, d’être capable de tourner une nouvelle page. Même si c’est beaucoup plus difficile maintenant. Je suis obligée de dire adieu aux belles chaussures, aux beaux vêtements. Du moins, je ne peux pas m’en acheter de nouveau. Un luxe qui me plaisait tant…

Au moins, j’ai encore de quoi m’acheter à manger et remplir un peu plus le réfrigérateur. Je descends dans l’épicerie près de chez nous. Une journée banale, n’est-ce pas ? La vie semble avoir repris un chemin plus calme. D’ici quelques jours, je vais pouvoir me libérer de ce parasite. Je vais essayer de survivre en travaillent et tout ira pour le mieux, n’est-ce pas ?

C’est ce que je croyais.

Quand mon cœur s’arrête à l’instant et mes doigts s’agrippent avec force à la poignée de mon panier. Adrian est là. Il entre dans la supérette. Comme si le voir ranimait chaque partie de mon corps qu’il a marqué il y a quelques jours. J’arrange mes cheveux pour cacher mon visage autant que possible et me dirige au niveau des paquets de chips.

Que fait-il ici ?
Il travaille à l’université, rien de choquant.

Mon cœur panique, je ne sais même pas où il est.
Le paquet de chips que je tiens dans les mains est devenu si important, me concentrant dessus pour ne pas avoir à bouger d’où je suis, penchée sur la malbouffe parfois salvatrice.

Le lendemain de cette soirée avait été salement rude. Vraiment rude. Il lui avait fallu une bonne journée pour s'en remettre, beaucoup d'eau, manger des fruits, se reposer. Surtout qu'il reprenait le travail le jour d'après ; important donc de ne pas avoir l'air ko à son retour ─ mais, dans le fond, s'en souciait-il vraiment ? C'était juste pour éviter les questions et les réflexions irritantes.

La reprise se déroulait tranquillement, en vrai. Adrian s'apercevait que travailler l'aidait à occuper son esprit, à ne pas penser à toutes ces choses négatives qui le tiraient vers le bas. Il parvint à passer une bonne matinée même, de retour dans les jardins de Harvard pour les bichonner. Mais compte tenu de son état de la veille, Adrian n'avait pas pensé à se préparer un repas au préalable pour manger à l'extérieur comme à chaque fois. Il devait se résigner à acheter à la supérette, n'ayant pas le temps pour un resto.

Poussant la porte d'entrée, le débardeur sali par la terre et les gants bloqués dans sa combinaison qu'il avait retirée jusqu'aux hanches, écouteurs bluetooth dans les oreilles. Le téléphone rangé dans sa poche, il s'avança au travers des rangées, plutôt tranquille, ne songeant à rien en particulier en dehors de quoi manger ?
Il passa là, puis ici, n'ayant rien qui l'inspirait vraiment. Finalement, il alla vers le fond, passant par le rayon chips pour se diriger vers le frais. Une simple salade césar avec un café suffiraient largement, pensait-il. Il ne fit guère attention à la personne se trouvant sur son chemin, ne lançant un coup d'oeil à son dos que l'espace d'une seconde lorsqu'il dû la dépasser en silence ; il passa et posa sa main sur la salade prête à consommer devant lui, mais un détail lui traversa vivement l'esprit. Venait-il de voir une morsure ?
Puis le flash de cette soirée extrêmement torride lui revint à l'esprit et à quel point il avait mordu sa partenaire à cet endroit précis. Un souvenir qu'il avait zappé jusque là mais qui subitement refaisait surface comme s'il s'agissait d'un détail d'une extrême importance.

Alors, avant qu'elle ne lui échappe, Adrian, sans trop savoir pourquoi lui-même, venait de poser la main sur l'épaule de la jeune femme, décalant légèrement les cheveux pour regarder la morsure. Il n'avait pas vu au départ de qui il s'agissait mais en relevant le regard, il écarquilla les yeux et se figea sur place. Aria ?

Non.
Il devait forcément y avoir une erreur.

J’inspire.
J’expire.

Peut-être qu’il ne va pas me voir. Peut-être qu’il est trop fatigué pour me reconnaitre. Je prie tous les Dieux possible alors que je sens qu’il passe derrière moi. Et lorsqu’il s’éloigne, je me dis que je suis tirée d’affaire, que ça ne craint plus.

Je n’ai plus qu’à attendre un peu.
Quelques minutes.

Ce paquet de chips a l’air bon.

Puis soudainement, je sens une main chaude sur mon épaule. Sans même voir qui c’est, mon corps en frissonne dans son entièreté.

Non.
S’il te plait.

Le souvenir de notre nuit me saute en plein visage. Le visage d’Adrian, son corps que je devine sous cette tenue. Tout me remonte. Les larmes perlent mes yeux alors qu’ils rencontrent ceux d’Adrian. Mais je tente de garder une contenance.
Chose difficile quand on laisse tomber le paquet de chips parterre comme si vous étiez pris sur le fait.

Je me mords la lèvre, essayant de retenir cette explosion qui se passe à l’intérieur de moi.

« Salut. Euh, tu veux des chips, voilà… »

Je me recule d’un pas, quitte le contact de sa main sur mon épaule. Je regarde ailleurs comme s’il n’était rien, laissant mon paquet de chips dont je me moque en réalité pour prendre position sur un autre dans le rayon et le laisser se servir.

On sait qu’il s’en fout de ces putains de chips.

Non, pas possible. Ca pouvait pas être elle. Si ? Allez, quelqu'un d'autre avait fait ça. Y'avait trop de monde dans Boston pour que ça tombe spécifiquement sur elle, non ? Il paniquait un peu là, Adrian. Le coeur qui s'emballe, les souvenirs qui remontent, le doute qui le prend. Elle ? Elle semblait également trop gênée et fuyarde pour que ça soit seulement dans sa tête. Pourtant malgré l'évidence, Adrian ne voulait pas avoir raison.

─ Ca...

On s'en branle des chips. On s'en tape de la pause déjeuner. On s'en foutait de tout, sauf de ça, là, maintenant. Adrian refit un pas pour dégager pleinement les cheveux d'Aria de son épaule, le doigt posé sur la marque.

─ ... ça vient d'où ?

Et malgré sa question, il était extrêmement facile de voir qu'il savait d'où ça venait. Il le savait, mais ne voulait pas l'entendre. Pouvait-elle juste lui mentir ? Dire que ça venait d'un autre ? Est-ce qu'elle pouvait prétendre ne pas savoir pour qu'il puisse se mentir à lui-même également ? Parce que, si c'était elle... hé bien quoi ? Il aurait couché avec elle. Il aurait pris son pied avec elle. Il l'aurait fait, aurait adoré, aurait plané, passé une soirée de rêve, avec elle sans le savoir. Une réalité qu'il ne voulait pas.

─ Dis moi d'où ça vient.

Il ne la suppliait pas, mais presque.

Dès l’instant où sa main se pose à nouveau sur moi, je le sais. Je suis obligée d’admettre qu’il a reconnu ce qu’il m’a fait cette nuit-là. Impossible pour moi de lui faire face. Je ne veux pas lui faire de mal. Je ne veux pas qu’il se fasse de mal à cause de moi. Qu’il me fasse du mal en apprenant la réalité.

Car je n’ai pas choisi de lui faire ça.
Je n’ai pas comploté pour coucher avec lui.

Adrian insiste, je tremble comme une fille. Le panier me tombe des mains dans un fracas, je plonge mon visage dans mes mains.

« Je le savais pas… je te le jure… quand je t’ai agrippé… je… je ne savais pas… que c’était…toi... »

Les larmes coulent à nouveau pour Adrian. A présent que j’ai baissé les armes, je ne suis plus qu’un être fragile à sa merci. Je me rends compte que je lui ai fait du mal. Il me méprise, il ne voulait pas me revoir et je me suis retrouvé à lui faire l’amour…

Non…
« à baiser ». Avec lui.

Tout le monde nous regarde, mais cette fois, ce ne sont pas deux amants. Du moins, pas dans un état second à échanger des douceurs.

Je finis par partir en courant de la supérette, happée par le soleil qui tape, je suis aveuglée quelques secondes. Lorsque mes yeux s’habituent, je fais encore quelques mètres pour m’asseoir sur un banc, sous un arbre.

Je ne voulais pas le blesser.
Mais c’est trop tard.

Je ne pouvais pas lui mentir sur ce qui était plus qu’évident.

Elle avouait. Elle avouait et lui, un monde s'écroulait. Le bon souvenir prenait subitement un goût acide dans sa gorge alors qu'il réalisait ce qu'ils avaient fait ; donc son sentiment cette nuit là n'avait pas été qu'une impression. Il n'avait pas que pensé imaginer l'entendre, il l'avait réellement entendue. Le panier tombait au sol mais Adrian ne réagit pas. Il la regarda se prendre le visage dans les mains, s'expliquer, puis partir en courant. Il n'eut le temps de rien dire. Son regard se posa aux alentours ; les quelques personnes le regardaient d'un air suspicieux et curieux, comme s'il était le petit ami ayant blessé sa copine. Adrian se renfrogna.

— Mêlez vous de votre cul, y a rien à voir ! vociféra-t-il.

Puis il se baissa pour ramasser le panier, y mettant également les chips. Il attrapa du café qu'il rajouta à l'intérieur et se dirigea vers la caisse pour tout payer. Sac dans la main, il sortit à son tour et retira ses écouteurs, apercevant non loin la jeune femme. Un violent soupir se fit entendre mais Adrian se décida à se rapprocher, posant sans la moindre délicatesse le sac sur le banc, à côté d'elle. Lui restait debout, le soleil tapant dans le dos. Sans s'en rendre compte, il faisait de l'ombre à la jeune femme et elle ne pouvait guère voir son visage sérieux.

— Disons que je te crois. Pourquoi t'as rien dit quand mon bandeau est tombé ?

Question conne, il connaissait déjà la réponse. Ils étaient déjà en pleine action à ce moment là. Mais elle l'avait encouragé, et ça, il ne comprenait pas.

— Tu m'as même encouragé à continuer. Tu savais à ce moment là. Pourquoi ?

J’essaie de calmer ma respiration, de retrouver un état d’esprit plus claire. Maintenant que je suis partie, il va péter son câble sur une autre personne que moi. Ma tête dans mes mains, j’essaie de me concentrer sur cet univers qui m’appartient…

Oublier la ville qui m’entoure
Oublier les gens qui passent.

Je suis seule.
Je sens que ça va mieux.
Un calme avant une tempête.

Un bruit me sort de ma torpeur, mes yeux tombent sur Adrian. Je suis surprise… qu’il vienne à moi. Evidemment, ce n’est pas pour me réconforter.

Petit con.
Pourquoi je n’ai rien dit ?

Et vu qu’il est doué pour interpréter, je lui laisse ma réponse comme il le veut.

« Ma réaction… quand je t’ai vu… je… j’ai… »
C’est difficile.
Difficile d’admettre.

Depuis des mois, on s’est démontré tant de haine.
On s’est blessé l’un et l’autre.

Et quand on s’est enfin donné, qu’on s’est « fait plaisir ».
Je suis incapable de lui dire.
A nouveau, je sais que je ferais une erreur de l’envoyer paitre comme je l’ai fait en début d’année. J’ai plus souffert en mentant sur mes sentiments, sur ce que j’ai ressenti.

Mon regard se plante dans celui d’Adrian, voit-il à quel point ce n’est pas facile ?
Sûrement qu’il s’en fiche.

« Qua…quand je t’ai vu… que je t’ai reconnu… c’était… J’étais heureuse de l’attention que tu m’apportais. J’étais heureuse… de te retrouver. Ça me faisait tellement de bien d’être… le centre de ton attention…. »

A cet instant, je me rends compte des mots que je viens de prononcer. Mes joues rougissent de ces aveux… Mes yeux s’évadent de ses prunelles inquisitrices. Je tente de me cacher derrière mes cheveux…

« Tu te donnais tellement pour me faire plaisir… et ce soir-là, je me suis rendue compte que… que… »

Les mots ne veulent pas sortir.
Un nœud dans ma gorge m’empêche d’en dire davantage.

Je n’ai pas réussi à lui dire il y a des mois.
Pourquoi maintenant ?

Et puis, qu’est-ce que ça changerait ? Rien.
Il me hait. Ses yeux sont remplis de haine à mon égard.

Je le regarde un instant puis m’évade à nouveau. Je suis gênée de cette situation. J’aimerais partir et ne pas avoir à subir ces moqueries. Au moins, j’ai dit la vérité…

Tout ça est confus. Tout ça le perturbe. Il aimerait pouvoir s'énerver comme il l'a toujours fait mais quelque chose ne collait pas, quelque chose manquait. Il ne pensait pas qu'elle mentait en affirmant ne pas avoir su que c'était lui ai départ. Ses yeux avaient été cachés, ils avaient tous été enfumés, il n'avait pas prononcé le moindre mot non plus. Ou sinon l'aurait-elle repéré avant qu'il ne rentre ? Il n'en savait rien. Aria n'était pas une stalkeuse à sa connaissance, mais peut-être que depuis qu'il avait parlé d'en finir... Peut-être ? Se faisait il des idées ?

Elle s'expliquait. Il écoutait ne réagissait pas. Pas de bien ni de mal, juste... Rien. Il écoutait, tout simplement, chose qui était relativement inhabituel. Les mots d'Aria le percutaient et pour dit vrai, il était terrifié. Des mots, des confessions qu'il ne savait pas comment gérer, interpréter ni même croire. Qu'est-ce qu'elle voulait lui dire exactement ?

— Tu t'es rendue compte de quoi ?

Il voulait savoir. Il voulait avoir tort. Il voulait qu'elle ne lui donne pas raison. Il voulait qu'elle lui dit au nez en lui offrant une occasion de péter un plomb et gueuler pour que tout le campus l'entende. Il ne voulait pas autre chose qu'un résultat négatif car tout le reste le terrorisait à un point qu'il n'imaginait pas lui-même. Elle ne s'était rendue compte de rien. De rien.
De rien.

C’était gênant cette situation. Tout simplement parce que j’ai rarement fait part de ce que je ressentais aux autres. Encore moins, faire part à Adrian « présentement ». Mais il ne serait pas bon pour nous deux de plonger à nouveau dans le mensonge. Ça ne sert plus à rien de se mentir.

Mais je ne peux pas tout lui dire. C’est impossible.
Et c’est trop tard.

« Que… non… je peux pas te le dire. »

Je me lève soudainement, affronte son regard, déterminée à ne pas lui dire ce que j’ai sur le cœur.

« ça ne sert plus à rien te le dire. Je devais te le dire au moins de janvier, pas maintenant alors que tu … » … me détestes ?

Je ressens comme un énorme poids s’alourdir au niveau de ma poitrine, rendant ma respiration difficile. C’est vraiment impossible de finir une phrase aujourd’hui. Je n’arriverais pas à aller au bout de cette discussion sans lui mentir, sans pouvoir cacher ce que j’ai ressenti ce soir-là.

« Et toi… Qu’as-tu réellement ressenti… ce soir-là ? »

Etait-ce une sensation réciproque ? Etait-ce plus fort que les autres ? Je voulais savoir si j’étais encore cette fausse image qu’il me donnait.

Elle se refusait à en dire davantage mais ne mentait pas non plus. Est-ce que c'était pire finalement ? De le laisser en suspens ainsi, ne pas avoir de réponse claire à sa question ? Même s'il la connaissait déjà, l'entendre n'était pas la même chose. Il y avait des mots que l'on voulait ou ne voulait pas entendre car ils rendaient les certitudes et les craintes réelles ; cela empêchait la fuite. Adrian la regarda se lever et sentait son sang s'échauffer à cause de son comportement. Pourquoi ne voulait elle pas simplement nier ? Pourquoi ne pouvait elle juste pas chasser la tension en les renvoyant dans leur relation chaotique plutôt que d'être là à sautiller sur place ? Il sentait encore l'inquiétude peser sur lui mais à cela s'ajoutait définitivement l'irritation.

— Tu finis pas tes propres phrases et t'espères que je te réponde ?

Vu l'intonation, clairement, les agissements d'Aria ne lui convenaient pas. Il croisa les bras en continuant de la fixer du regard, cette fois-ci les sourcils froncés et l'air encore plus sérieux. Si elle ne voulait pas mentir, alors il la forcerait à le faire.

— T'as juste voulu en profiter et prendre ton pied en me prenant pour un con ? Tu t'es dit que parce que je me rendais compte de rien, c'était ok ?

Elle savait que s'il avait su, il n'aurait pas voulu ; alors pouvait-il considérer qu'il s'agissait d'un viol, en quelque sorte ? Les dents étaient serrées.

— C'était l'idée d'abuser de mon état qui t'as fait te rendre compte que je suis le dernier des cons ?

Mens. Mens. Puisqu'elle ne voulait pas le dire, alors il foutait lui même des mots dans sa bouche.