Le service était enfin terminé, les choses étaient tout de même plus calmes entre les deux fêtes, mais certains ne redoutaient pas la période de l’année pour éviter les excès. La plupart des collègues s’étant absentés pour célébrer avec leur famille, nous étions également moins nombreux, ce qui fait que finalement l’un dans l’autre, nous ne manquions pas de travail. Je ne vais pas m’en plaindre, c’est une façon tout à fait louable que j’ai trouvé pour moins penser. Je n’ai pas recroisé Devon depuis ce fameux soir et mon enquête piétine mais je sais être patiente. J’aide mon collègue à tout remballer, et enfin, je peux regagner mon logement misérable que je partage avec quelques bonnes âmes. Un regard à l’heure m’indique que nous sommes en plein milieu de la nuit, dans les heures les plus opaques, celles que je préfère finalement. On ne sent pas encore les prémices de l’aube, mais on les devine. Machinalement, ma silhouette se tend à être cueillie par le froid après des heures de chaleur dans l’établissement survolté. Je remets ma capuche sur ma tête, amorce l’effluve d’un poison à mes lèvres, ces brins d’herbe sont bien au dessus de mes moyens mais tant pis, ils me permettent de moins penser, de moins sentir aussi. Mes poumons inhalent le vice, et l’extirpent pour venir s’offrir aux ténèbres de la nuit. Dans un recoin, je devine une silhouette, éclairée par la pâleur de la lune, elle se fait furtive, s’offre pour s’enfuir en quelques secondes. Depuis plusieurs jours, je la vois qui rôde, j’en cueille un regard qui s’échappe, encore quelques instants plus tôt quand je sortais les poubelles. « Je peux vous aider ? » que je dis de ma voix fluette. Certains me jugeront inconscientes, frivole, mais la réalité est toute autre, je n’ai plus rien à perdre. Et surtout, j’apprends à me défendre. « ça ne sert à rien de rester caché, je vous vois rôder depuis plusieurs jours. » Je me rapproche si bien que l’ombre ne peut plus vraiment fuir. Parfois il faut savoir affronter ses démons, ou bien ses anges, va savoir.

Le regard est furtif mais la lueur que j’y trouve est rassurante. Cet homme est mystérieux mais il ne cherche pas querelle ni à faire du mal. Un instant, mes billes délavées reposent sur cette silhouette longiligne et décharnée, une silhouette des ténèbres de plus dans les artères de Boston. J’y parais sans doute chétive, juvénile, un brin famélique. Pourtant rien de tout cela ne transperce de mon regard lorsque à nouveau la fumée empoisonnée s’exhale de mes lèvres. Tandis que le brin de tabac de l’anonyme adversaire agonise au sol, surpris par ma requête. Il y a bien longtemps que plus rien ne me surprend, que la peur s’est échappée de mon ventre au profit d’un feu glacé mais tenace. C’est étrange de vivre sans peur et surtout potentiellement mortel.  « Vous en avez le droit oui mais on a connu endroit plus agréable que les abords d’un bar. » Mes épaules se haussent. Certes le Nephilim en tant qu’ancienne église a une aura particulière, mais de là à venir le hanter tous les soirs, c’est culte bien singulier.« ça va aller ? » que je demande en m’inquiétant de la toux de cette ombre, indice qu’elle est bien recouverte de chair et empli de souffle et que je n’ai pas à faire avec une entité immatérielle, parfois mon imagination pouvant me jouer des tours.« Vous n’avez pas d’endroit où aller ? » que j’ose finalement en aspirant une nouvelle bouffée, tendant mon offrande empoisonnée à l’inconnu. Mes dents viennent mordiller ma lèvre charnue et enfantine. « Je sais ce que c’est d’être perdu. » Je ne sais que trop, je ne suis que cela, et je sais que jamais je ne me retrouverai à nouveau.

Un fantôme vient toujours hanter un endroit qui lui est cher. C’est la règle, et même si cet homme a tout d’un mortel, il vient ici pour une raison. C’est ce que j’insinuais par ma réplique et il me confirme un objectif particulier à être ici. « Je suis d’accord, c’est tout simplement le meilleur de Boston. » Un petit sourire orne mon effronterie, en réalité, je n’en sais rien, et je me contente simplement du fait que je m’y sente bien. Je sens que je dois pas pousser davantage mon interrogatoire pour le moment, je suis suffisamment vagabonde pour savoir qu’on déteste voir son mystère être percé. La silhouette s’empare toutefois de mon joint, le porte à ses lèvres, ce qui fait briller mes prunelles quelques instants. Partage mon vice, étrange fantôme, abreuve-toi de mes détresses, on semble les partager. « Qu’en savez-vous ? » que je demande en le défiant d’un regard qu’il s’entête tout simplement à éviter. Il ne veut pas être reconnu, même si je suis persuadée de ne pas le connaître. « Je ne suis pas d’ici. » Je laisse traîner mes semelles au sol à la manière d’une gamine, les faisant glisser quelques instants contre le sol, mon regard se relevant ensuite vers l’astre nocturne qui nous baigne d’une faible lueur. « Contrairement à vous. » Je sais que tu es d’ici, que ce lieu, cette ville, tout est familier. Mais je sais aussi que tu es perdu, comme j’ai pu l’être dans ma propre ville. J’ai préféré la fuir plutôt que d’y être un fantôme de plus. « Oui, beaucoup, les patronnes sont charmantes. » Exigeantes mais justes, et surtout elles m’ont laissé ma chance, cette potentielle opportunité pour assouvir ma vengeance, imposer ma propre justice.

Etrange rencontre, un peu irréelle, un peu poétique, un peu macabre aussi. Je sais déjà que je repenserai à cette silhouette lorsque le sommeil tardera à me rendre visite à l’aube. Je souris simplement à sa réponse. Oui le Nephilim est le meilleur bar de Boston, nous sommes d’accord sur ce point même si il pense que je ne suis pas aussi perdue que lui, il est vrai que j’ai un but, mais que ce même but sera le déclencheur définitif de ma perdition. « Oui je suis déterminée à me perdre pour de bon. » Puisque de toute manière rien ne compte plus vraiment, je ne trouve plus de sens à tout ça, si ce n’est me venger, les venger, qu’ils ne soient pas morts pour rien. Les bons sentiments n’amènent rien. Si ce n’est de la souffrance. Il suffit de te regarder fantôme, hanté par tes absences, en proie à tes douleurs. Mes orbes s’attardent sur ta démarche titubante et maladroite, tu tentes de me fuir mais tu ne le fais pas très vite. « On ne me demande jamais rien. » que je rétorque en te regardant t’éloigner. Je suis invisible, la gentille et douce Lyra, cette fille sans histoire qu’on aime bien. Furtive, je te rattrape de quelques pas, posant ma paume sous ton coude. « Je peux vous aider à rentrer. » que je dis finalement en relevant mon regard vers toi. J’y entrevois quelques lignes tatouées dans ton cou, quelque chose qui serait sans doute effrayant pour n’importe qui. « Je ne dirai rien. » que j’ajoute pour que tu ne prennes pas peur. Parce qu’entre enfants perdus, on peut parfois s’aider non ?

Je ne sais pas pourquoi mais je sens qu’on partage quelque chose toi et moi. On n’est pas à notre place, oubliés du monde, vagabonds. Je ne parle jamais de mon but, de pourquoi je suis ici mais tu sembles le deviner tout comme j’en déduis que tu appartiens à ces lieux. « Je suis déjà enterrée, il n’est pas question de se relever. » Plutôt de se damner aux enfers. Et c’est ce qui m’effraie et ce qui m’attire en même temps. Parce qu’après tout, ces types qui ont tué ma famille, ils ont sans doute pensé que tout le monde était mort pour de bon. Ils m’ont oublié. Ou ils sont décidés que je n’étais pas d’une importance capitale. Après tout, que pourraient contre eux une brindille de 21 ans, un peu trop douce, un peu trop rêveuse ? Même eux n’avaient pas eu à cœur de me tuer et c’était là leur principale erreur. « Non elles sont bienveillantes et attentionnées, mais je suis juste une fille qui n’a pas de problèmes. » Je suis la douce et chaleureuse Lyra, celle qui ne se plaint jamais, qui est joviale, travailleuse, de bonne humeur. Je n’attire pas l’attention, on me prête simplement des élans de jeunesse quant à mon arrivée sur Boston. Tu t’éloignes, titubant sur cette jambe qui semble te faire mal. Machinalement, je viens soutenir ton coude pour t’accompagner dans ta démarche mais tu m’éloignes gentiment. Je viens rapprocher le joint à mes lèvres, m’insufflant une nouvelle dose de poison dans mes poumons un peu trop rosés de jeunesse. « Je n’ai plus peur des fantômes depuis longtemps. » C’est bien plus doux et que la froide et pâle lueur de la mort qu’on contemple en face. Du sang versé, de cette odeur particulière. Tout est plus léger lorsque c’est éthéré. « Mais c’est comme vous voudrez. » Je vais pas te forcer, pas percer tes lignes, je respecte ta volonté de rester en retrait de ce monde parce que c’est également la mienne.