Afghanistan, 2012
Au moment de sauter de l'hélicoptère en corde lisse, une pensée fugace traversa l'esprit du lieutenant Olson. Elle était pour son ex petite-amie. Lorsqu'il avait été déployé en Irak avant le retrait des forces américaines, il était célibataire ; sans attache et mourant d'envie de sentir l'adrénaline monter au premier Troop in Contact, il avait alors l'âme de l'aventurier téméraire. Mais cette fois, tout était différent. Au moment de serrer la corde épaisse, celle qui le garderait en vie pendant sa descente dans ces montagnes afghanes, il se prit à penser à ce doux visage qu'il avait aimé, qu'il aimait encore. Cette jeune femme avait été probablement son premier amour et, il lui en fut reconnaissant, sa première véritable relation honnête. Elle l'avait quitté avant son départ, au motif qu'elle d'être capable de l'attendre et de vivre avec la crainte d'être blessé. Ses amis, ses hommes avaient été là pour lui : tous étaient passés par là et une fraternité des cœurs esseulés s'était naturellement tissée. La blancheur douceâtre de ces montagnes qui entouraient la maison cible, il les avait contemplé pendant des heures depuis son arrivée à Bagram ; à chaque trajet héliporté, par la porte ouverte du Black Hawk, il y avait cherché des réponses en vain.
Les détachements 123 Bravo et 124 Bravo - Josh appartenant au second - descendaient par les cordes avec une fulgurance impressionnante, et une fois au sol, se mirent en formation en 360° avant de rejoindre le mur d'enceinte du compound.
- Tango dans le bâtiment principal du compound, on entre, on split Josh tu prends l'entrée est, je reste sur entrée nord, gaffe aux reports de tir, 123 occupe les bâtiments annexe.
- Bien pris.
L'excitation se mêlait à l'appréhension pour la première fois il menait une équipe en assaut avec une telle autonomie. L'entrée du compound sauta, les deux détachements s'y engouffrèrent l'un après l'autre, et en ce début de matinée, le bruit avait dû frapper de stupeur les cibles, probablement encore au lit. La colonne de six hommes continua jusqu'à la porte cible, calmement. De vrais pros. La tête de colonne observa l'ouverture, elle ne semblaient pas piégée.
- Ok, back to back, on entre.
Les hommes pénétrèrent en bloc, chacun son secteur de tir à l'entrée, en enroulant le mur pour détecter chaque personnel ennemi reclus. Au moment d'arriver, un individu entra dans la pièce, Josh tira simplement deux cartouches de son M4. Le silencieux réduisit le bruit à deux claquements secs et le brouhaha d'un corps qui tombe.
- Ok, reprise de la progression.
La colonne se reforma et reprit son avancée méthodique dans le couloir, on lui indiqua un entrée à droite, il ordonna d'y entrer, lorsque ce fut à son tour les claquements s'étaient tus. Deux hommes en tenue traditionnelle afghane et armés gisaient sur le sol. Un de ses hommes était légèrement blessé mais était déjà pris en charge. Il regarda les corps ensanglantés, compara au photographies fournies par le renseignement, c'était bien la cible. Une sorte de narco-terroriste oscillant entre le pavot et le fanatisme, un individu flou et sans grande importance. Cela en valait-il la peine ? Ce fut sa première réaction intérieure à la vue des dépouilles. « Il sera remplacé demain, pas mon ex.»

Niger 2017
Le capitaine Olson descendit de son pick-up surarmé, peint couleur désert, une fois celui-ci garé dans la base de Ouallam. A sa suite, le reste du détachement 235 qu'il commandait, mit également pied à terre. La mission avait été un succès. Un ponte de l'Etat Islamique avait été traité lors d'une opération d'opportunité menée par ses hommes et d'autres détachements de la compagnie Charlie. Son portable vibra pour une notification WhatsApp, si jadis il devait communiquer par skype sur des ordinateurs centralisés, avec un débit merdique et un temps limité, aujourd'hui il pouvait communiquer en instantané avec pays. Il retira un gant, son doigt glissa sur l'écran tactile. Il était à nouveau célibataire. Josh poussa un bâillement de lassitude. L'habitude. C'était une fille sympa, il l'avait rencontré dans un bar pas loin de Fort Bragg. Ils avaient bien matché, avaient passé du bon temps ensemble pendant quelques semaines. Cette vie n'était pas pour elle non plus, mais cela ne le marquait guère désormais. Le capitaine rentra en tente avec ses armes, au milieu du chahut de ses hommes, heureux, bourrés d'hormones, qui ressassaient l'opération menée d'une main de maître. Josh s'allongea sur son lit, avec simplement son bas de treillis et un t-shirt kaki, feuilleta un récit de guerre d'un officier français qu'il avait côtoyé en Afghanistan et qu'il avait entamé quelques jours auparavant, et s'endormit. Il fut réveillé par le brouaha des hélicoptères, des voitures et des cris. Le détachement 212 de la compagnie Alpha était tombé dans une embuscade et avait perdu 4 hommes, il connaissait quelques uns d'entre-eux. Les Bérets Verts se retrouvaient souvent pour le sport, boire un coup, parler du pays, Josh n'avait jamais perdu d'hommes sous son commandement, mais il se mettait à la place de son camarade capitaine qui devait être meurtri. La cérémonie de la veillée des cercueils puis leur rapatriement émut Joshua, mais il commençait à se blinder, pire, à s'habituer. Pour lui, il ne semblait subsister dans le monde de la guerre que la mort, dévorant tout, et la solitude. Et au pays, que des gens incapables de saisir le sens de leur action. Le pro patria mori était important pour lui oui, mais il avait besoin de sentir de l'amour pour des vivants et non plus juste pour des sacrifiés. Au moment de s'endormir pour de bon, il lut un passage de son livre de chevet : « On discutait de tout et de rien, du manque de savoir-vivre des artilleurs, du manque de fiabilité de nos radios, du manque de produits frais à l'ordinaire, bref de tous ces manques que l'on invoque innocemment du manque entre tous : celui de la maison, de la chaleur des gens que l'on aime, des visages dont les contours deviennent flous au fil des semaines ».

Fort Bragg, 2019
La chaleur du bar était étouffante. Elle l'était pour le détachement 235 de Joshua, pourtant ils revenaient d'un nouveau déploiement dans le Sahel. Ils étaient en chemise, en t-shirt, la peau bronzée, les cheveux un peu décolorés et le sourire aux lèvres. Les portes étaient ouvertes mais la chaleur amenait son lot de femmes en short et crop-top, ce qui était particulièrement au goût de ses hommes les plus téméraires. Leurs belles compatriotes leur faisaient tourner très vite la tête après des mois dans la sueur et le sang. Au détour d'une bière, d'une partie de fléchettes ou de billard, les plus doués avaient déjà récupéré des numéros. Josh lui, restait à rigoler avec son adjoint et son plus vieux sous-officier, sa barbe mal rasée était parsemée de poils blancs et son air réprobateur à la vue des dragueurs lui donnait un genre particulièrement grognon. L'entendre pester sur ces mecs incapables d'aborder les filles dans les règles de l'art faisait éclater de rire le capitaine et le lieutenant. C'est ici qu'il était bien, dans cette famille. Longtemps il en avait voulu à son père, qui avait servi et commandé la Team Six, de faire passer ses frères d'armes avant sa véritable famille, désormais il le comprenait. Sa bière finie, Josh porta un regard paternel à son plus jeune soldat, qui avait été envoyé dans les bras d'une belle jeune femme par ses camarades. Un bizutage sympa. Il sursauta en entendant une voix s'ébrouer derrière lui. Au bruit il sut qui c'était, son commandant d'unité. En se retournant il vit l'homme aux yeux froids et à l'air grave qui faisait office de chef de sa compagnie. Un homme dur mais admirable. Joshua se leva, avec ses collègues, mains le long du corps.
- Mes respects mon commandant, je suis désolé... mais je vous assure que les gars boivent pas trop.
- C'est pas grave fiston, vous l'avez bien mérité. Mais je suis pas là pour ça.
Un homme en retrait avança et le jeune officier le reconnut, le colonel qui dirigeait le 3SFG. Autour d'eux se formait lentement un cercle de soldats.
- Capitaine Olson, ça a pas été une année facile pour vous entre les cours avancés à Leavenworth et le déploiement mais vous avez tenu votre commandement, bientôt la passation comme vous le savez. Mais j'ai l'honneur de vous informer que vous avez réussi les tests de Harvard. En parallèle de votre formation à distance au commandement à vos quelques stages, vous allez donc pouvoir y étudier. C'est une grande chance pour vous capitaine, vous nous reviendrez commandant pour diriger une compagnie ici, au 3, mais vous êtes destiné à ne pas vous arrêter là.

Ils partirent. Josh et ses hommes burent ensemble, il les rassura, ils se reverraient, peut-être les commanderait-il à nouveau bientôt. Il n'y avait aucun motif à se morfondre au contraire, ils étaient unis, fiers, heureux... et la jolie serveuse lui lançait quelques œillades intéressées.