J'ai eu du mal à garder les yeux ouverts cet après midi. La journée me paraît longue, interminable. Et mes nuits sont pires encore. Je n'arrive plus à avoir un sommeil réparateur, des cauchemars à l'insomnie. La petite librairie où j'ai trouvé du travail ne semblait pas se vider et a réussi à occuper mon esprit jusqu'à l'heure de fin de la journée. J'ai pourtant eu l'impression que le maître chanteur allait entrer d'une minute à l'autre, ou qu'il allait m'envoyer un sms. Ce n'est pas vraiment une peur, c'est étrange comme sensation. Je ne suis pas le genre de personne qui angoisse pour un rien, je suis plutôt celle qui reste debout, de marbre, même pendant une prise d'otage. Mais là, c'est de l'attente, un certain stress que l'on touche à ceux qui sont importants pour moi. Pas de sursauts quand j'entends mon téléphone vibrer, un regard un peu vide en l'attrapant. Jasper. Je ne sais pas si c'est une bonne idée de l'avoir invité. Je ne sais pas si mes idées sont bonnes en ce moment. Aucune. Mes prises de décision me prennent un temps fou, interminable. Et je me sens tellement lente. Mais là, avec le peu de recul que j'ai sur la situation, je n'aurais pas du. Inviter son ex à la maison... Je secoue la tête avec le peu d'énergie qu'il me reste. J'ai besoin de devenir un être social. J'ai peut-être envie de le voir aussi, sans me l'avouer. L'appartement est grand, la deuxième chambre n'est pas prise, et pour la première fois depuis un moment... je me sens particulièrement seule. J'aurais pu demander à Rosie, mais je ne voulais pas la déranger. Et je ne sais pas pourquoi, mais voilà, sûrement inconsciemment, c'est tombé sur Jasper. Bonne ou mauvaise idée, l'avenir nous le dira.
La boutique fermée, un roman à la main, j'erre dans les rues pour me rendre rapidement à l'épicerie pour me ravitailler pour mon plat du soir. Un Waterzooï, ce n'est pas vraiment compliqué. Les ingrédients achetés, je suis rapidement rentrée chez moi. Une douche rapide, une tenue plus décontractée enfilée, et je m'assois sur un fauteuil pour boire mon café devant la baie vitrée. Elle m'offre cette vue magnifique sur la mer, c'est la seule chose qui semble m'apaiser ces derniers temps. Et ce coucher de soleil m'hypnotise. On sonne à la porte. « Entre, c'est ouvert. » Sans crier, je ne suis pas loin de la porte. Ça pourrait être n'importe qui oui. Mais si quelqu'un venait pour me faire du mal, ce n'est pas une porte fermée à clé qui pourrait lui faire changer d'avis. Je tourne à peine la tête pour voir Jasper entrer, et d'un signe de la main, lui demande de venir s'asseoir sur le deuxième fauteuil. Je n'ai plus la force de me lever, plus sereine grâce à mon dernier bain de soleil de la journée.

@Jasper O. Ellington

La belle excuse. Un bon gardien de porte, un bon commis, foutaises, aucun des deux en réalité. Je suis juste bon à tenir compagnie, et encore. J’pense que c’est ça, dont t’as besoin. Moi, j’ai Emrys, et si les journées sont longues, je peux compter sur lui comme repère. J’me rassure en me disant que si tout s’effrondre, resterons les fidèles. Je mesure l’importance de ces solides soutiens. J’espère en être un pour toi, Nienke. Pas qu’en conséquence d’une certaine culpabilité. J’ai une tendance à penser que j’aurai pu fournir une meilleure version de mon sale caractère, certes. Mais, on est dans la même galère. Les mauvaises langues diront que c'est toi qui m'y a mit, et plus largement, que je périrais à cause de mes sempiternelles regards en arrière. Comme si j'étais pas foutu d'avancer totalement. J'arrive pas à juste tirer des traits sur ce que j'ai vécu, je les tire en pointillés, je laisse revenir quand les êtres en valent la peine. J'suppose que c'est ton cas. J'en suis même sur. Je m'inquiétait de ton frère, de ta manière d'encaisser tout ça, et désormais, ça ne semble qu'un de ces éléments à tenir en compte. On ne sait plus sur quel malheur s'attarder. Je décide de ne pas les considérer, et d'arborer un fin sourire quand j'entends l'invitation à entrer. “ Va falloir qu'on discute de quelques règles de sécurité.” Genre, ne pas ouvrir à n'importe qui. Tous ces principes de base semblent dépassés, maintenant que le mal vient nous chercher partout, à un bal, dans notre boite aux lettres. Le verrou est fermé derrière lui. Ca, il l'oublie plus. S'approche, les mains dans les poches, et s'affale dans le fauteuil à côté du sien. La vue suit la sienne. Magnifique paysage. Se laisse quelques secondes bercer par la nuit tombante, et son reflet dans l'eau ; puis détourne ses prunelles sur la belle, armé d'une douce ironie. “Je commence à comprendre pourquoi tu ne veux pas dormir.” Faisons comme si les insomnies n'étaient clairement pas causées par ce poids sur nos épaules. Faisons comme si le quotidien était plus simple qu'il ne l'est réellement.

Cette nuit qui tombe sur l'étendue d'eau m'a toujours fascinée. J'ai choisi cet appartement pour cette raison d'ailleurs. Je n'aurais pas pu trouver mieux pour me ressourcer. Parce que même en ville, j'ai besoin de ce petit bout de nature qui me tient en vie. J'habite entre un grand parc et l'océan, tout ce dont je rêvais. Et toutes ces photos affichées au mur, de mes voyages humanitaires, de ces visages illuminés de sourire, de ces paysages fantastiques, de ma famille. Tout ça m'aide malgré cette vie folle qui m’entraîne en ce moment. La voix de Jasp anime mon salon. Son humour éclate même ce soir, même avec cette histoire de mise à pied de l'université. Il aurait pu être maussade, il aurait pu me tirer vers le bas. C'est là que je vois qu'il est devenu ce garçon mature. Un homme quoi. La sécurité, je ne la sens pas plus même s'il a fermé la porte à clé. Mais plutôt parce qu'il me tient compagnie. Un peu. Juste une présence. Il prend place sur le fauteuil à ma gauche et regarde dans la même direction que moi. Le silence envahit l'appartement. Ce silence qui reste mon meilleur ami en toutes circonstances. Il le brise, ironique comme à son habitude. Le regard quitte le paysage, la tête tombe sur mon épaule. Les lèvres presque inexpressives mais les yeux un peu rieurs. Ce sont eux qui ne mentent jamais. « La vue te plaît ? » C'est idiot de lui demander cela, c'est sûrement histoire de prononcer quelques mots. Pour ce qui est de dormir, c'est plus une question de pouvoir plutôt que de vouloir, mais à quoi bon ? Les cauchemars vont me poursuivre un bon moment, même si ma carapace ne montre rien aux autres. Je suis certaine que toi, tu comprends. Parce que tu sais comment je fonctionne. Mes yeux te crient de me parler, de me dire ce qui ne va pas pour toi, les choses qui traversent ton cerveau avant de peut-être trouver le sommeil, ce que tu fais de tes journées interminables sans aller travailler ni au bureau, ni à Harvard. Est ce qu'on doit faire semblant que tout va bien ? Est ce qu'on va se mentir encore longtemps ? Est ce qu'il faut jouer à la vie parfaite ? On pourrait pleurer, on pourrait être en colère. Mais on est là tout les deux à se regarder, stoïques. Je détaille ses yeux bleus lentement, cherchant le bon moment, celui où je vais mettre les pieds dans le plat. Les minutes s’égrainent. « Je pense à prendre un colocataire... Tu sais, le genre de mec qui pourrait fracasser le facteur, qui enverrait mon portable par la fenêtre, celui qui me ferait fuir d'ici et de tout ça. » C'est peut-être une façon de le faire réagir, de lui parler d'un autre mec, mais moi-même je n'en suis pas certaine. Mes yeux toujours dans les siens. « Tu ne peux pas me faire croire que tout va bien, même avec ton éternelle ironie. Je repense même aux bombes, à la prise d'otage. Tout resurgit de nul part, comme si mon cerveau aimait remettre sur mon chemin tout ce qu'on a vécu. » Je ne sais pas pourquoi j'ai dit : on. Mon corps se tourne vers lui, jambes repliées, genoux vers mon visage pour pouvoir le poser dessus. Mes pieds trouvent la chaleur du tissu du fauteuil, un certain réconfort. « Tu passes ton temps sur la télévision, jeux vidéos peut-être ? J'ai relu je ne sais combien de mes romans préférés, des extraits de philosophie. Qu'est ce qu'on a fait de mal Jasp ? »

J'y arriverai pas, si j'me pare pas de mon ironie. J’enchaînerai pas les pas, si j'ai pas cette douce répartie, prête à me sauver des discussions trop sérieuses. J'veux pas me confronter à cette réalité. Y a déjà eu trop d'épreuves à surmonter, trop de montagnes à gravir, pour arpenter cette nouvelle, sans craindre la descente. Y a trop de séquelles pas encore totalement cicatrisées. J'ignore les miennes, pour m'attarder sur celles d'autrui. Elles sont moins difficiles à panser. Aujourd'hui on les partage, on a cette même balafre. J'suppose qu'on en a quelques autres en commun. Une relation ratée, ça abîme les deux participants à la défaite. “Y a pire.” Que répond l'homme, avec simplicité. Y a pire, y a notre quotidien, y a cette histoire. Y a pire, y a ces colis, ces sms, qui rendent tous les paysages moins beaux. J'comprends ce que tu cherches dans cette vue, je saisis l'importance de ce calme. Moi, j'ai besoin de l'inverse. Je cherche le bruit, l'activité, la présence. Tout faire pour me sortir de l'envie d'y réfléchir. J'ai essayé tu sais, j'ai cherché, et j'ai rien trouvé pour le contrer. Moi, Jasper Ellington, j'ai trouvé plus brillant. Le pire, dans cet esprit tordu qu'est le mien, j'crois que c'est ça. J'peux rien faire, j'ne suis qu'un espèce de pantin docile, qui ne peut qu'observer combien il joue avec moi, avec toi. J'supporte pas ce qu'il te fait. Pire, ce qu'il te fait, et ce que je suis incapable d'empêcher. Mais, même dans ma jolie armure, j'parviens à laisser percer quelques expressions trop spontanées. Trop direct : “Achète un chien, si tu veux faire fuir le facteur.” Il pourra aussi jeter ton portable par la fenêtre, s'il s'y prend bien. Le new-yorkais avait été pris de court, j'le reconnais. A ce colocataire aux airs d'ultra-protecteur, tenant plus du petit-ami que de la simple chambre à occuper, je préfère largement un compagnon à quatre pattes. Sauf, qu'on t'as pas vraiment demandé ton avis, Ellington. Le visage neutre, l'homme relève légèrement le regard. La position totalement inverse à celle féminine. Elle repliée, lui, avachit sur ce fauteuil. J'n'en suis pas davantage accessible. Les cauchemars de la bombe se sont atténués, il s'est pardonné Reaghan, il ne voit plus que de la peau, quand il regarde les cicatrices laissées par les vitres brisées sur son torse et ses bras. “J'ai fini pas mal de jeux, et j'connais le programme télé par coeur.” Ca me ressemble pas, pourtant. “J'suis pas loin de me mettre au scrapbooking, j'crois.” Qu'il rajoute, un dernier rictus aux lèvres. Un soubresaut de sa plus simple des défenses, avant de reprendre, la bouche moins ironique. “On a rien fait de mal, faut pas que tu .. penses que t'y es pour quelque-chose, on a rien fait, on a strictement rien fait.” S'est redressé sur le fauteuil, légèrement penché vers elle. “C'est juste des espèces de tordus, et tout ce qui s'est passé à Harvard, la prise d'otage, les bombes, c'est pareil, ils voulaient juste s'en prendre à des vies, n'importe lesquelles.” C'est tombé sur nous, merci le mauvais karma. “On s'est relevé des autres épreuves, on se relèvera de celle-là.” Laisse-moi m'en persuader. Le bleu tient le regard d'en face. “Fait-moi confiance.” Laisse-toi happer par cet excès de confiance au lendemain. Fait comme si t'étais capable de me faire confiance à nouveau.  

Le paysage. Y'a pire oui. Il y a ma chambre à la Dunster depuis des années, il y a tous ces appartements morbides que j'ai pu visiter. Toute cette ville qui ne me ressemble pas, tout ce béton, tous ces immeubles. Avec ce qu'il se passe en ce moment, j'ai des envies de savane, des envies de ferme au fin fond de la France, ou de grandes étendues islandaises. D'espace et de solitude. Ou entourée d'enfants qui jouent et hurlent autour de moi dans une langue que je ne connais pas. Tu pourrais être là toi aussi. Je ne suis pas fermée à l'idée. Loin de là. Et je sens cette pointe de jalousie quand j'évoque un éventuel colocataire. Il va falloir t'y faire, je ne vais pas rester dans ce grand appartement toute seule. Mais je crois que ça me fait plaisir. Et c'est étrange. Jasp qui ne dit jamais un mot plus haut que l'autre, le ton toujours calme, là, il se permet de me lancer cette phrase, sans filtre. La comparaison avec un chien étire mes lèvres imperceptiblement. Mais je ne réponds pas, pas tout de suite en tout cas. Et puis il y a ce qui te tient occupé en ce moment. Je n'ai pas de télévision, alors on ne pourra pas s'occuper avec le programme de ce soir en tout cas. « Le jour où tu m’emmènes un montage photo, je vais sérieusement commencer à avoir peur. » Ça montre que j'ai encore l'intention de te voir dans un futur assez proche. Et l'ironie disparaît d'un seul coup. Bien sûr que je me sens coupable... c'est à cause de moi qu'il est suspecté dans cette histoire, à cause de moi qu'il est venu au bal. Je le laisse finir. La confiance. Ce que je t'ai trop donné et que tu as bafoué. J'ai retenu mon souffle à ce mot, malgré moi. On a fait des pas en avant, tous les deux, avec cette histoire de hackage du système informatique. Moi à t'avouer mes peurs, toi à braver les lois pour moi. Je déglutis. Tu as du t'en rendre compte. Mes yeux se plissent un peu, me convaincre un peu plus de ta bonne foi. De toute façon, je le dois. On est là à se regarder dans les yeux. Et il y a cette petite gène dans mon estomac. Mes doigts s'avancent vers les siens. Un frôlement. Un tout petit contact. Je détourne les yeux. Et mon corps se lève, tirant vers lui ma main pour fuir le jeune homme. « Tu as faim ? » L'évitement, toujours. Je tourne le dos à la nuit qui se couche et avance vers la cuisine, sans attendre sa réponse. De toute façon, tu n'as pas le choix, tu t'es proposé pour être mon commis. J'attends qu'il vienne dans cette nouvelle pièce alors que je fouille dans le frigo pour sortir les légumes. « Est-ce que tu serais venu au bal sans mes sms ? » Pour te faire comprendre que cette fois ci, c'est de ma faute. Je t'ai entraîné dans cette histoire, comme cette folie de hackage pour mes caprices et mes yeux tristes. Tu as craqué Jasper, t'es trop sentimental. Ça te perdra. C'est peut-être déjà le cas. Pour moi peut-être plus.

J'crois que j'aime ça, rentrer dans cette maison pleine de vie, avec Emrys et sa chienne Luna, lui et son bordel, toutes ces pièces où sont acceuillit les anciennes connaissances. Ces amis de passage. Jasper a toujours su que sa vie était à New-York, sa famille y est, la nouvelle et l'ancienne, les anciens dunsters qui sont devenus ses plus proches amis. L'homme s'est pourtant entêté à revenir, comme s'il n'en avait pas encore fini avec cette ville. Il n'est pas question de boulot, le siège principal de l'entreprise est là-bas, ici, ce n'est qu'une excuse pour s'occuper. Il ne saurait pas dire pourquoi, mais ses pas sont encore retenus ici. Ca ne sera pas éternel. Les fêtes sont étudiantes, les envies évoluent. Un jour, je quitterai tout ça, avec juste une veste sur le dos, et un mot sur le frigo. « Le jour où tu m’emmènes un montage photo, je vais sérieusement commencer à avoir peur. »  Un léger rictus rieur, et l'homme secoue nonchalamment la tête. « Vous ne connaissez rien à l'art, vous tous. » Dit celui qui n'est pas foutu de comprendre un tableau, de dessiner un bonhomme, d'apprendre davantage qu'un morceau. L'art lui est étranger, ça a toujours été le cas. Lui, il comprends la logique, il maitrise, construit, il règne sur ses matières. Jeune homme essaye de gérer aussi bien sa vie, son quotidien, ses relations. Comme s'il ne s'agissait que de simples formules à apprendre. Fait-moi confiance, juste parce que je te le demande. Juste pour ça. Parce que j'en ai besoin. J'ai que ça a te donner, pour t'aider. Le problème, c'est que la confiance n'est pas une denrée sûre, la sincérité n'est pas quelque-chose qui se mesure facilement. Il faut s'avancer, chuter, se retrouver les genoux au sol, pour se rendre compte qu'on s'est trompé. Il faut risquer, pour la juger, cette sincérité. Elle t'as déjà trompé, la mienne, et pourtant, tu la touches du bout des doigts. Les miens, t'attrapent presque, se referment sur le vide.  « Tu as faim ? » Pris au dépourvu, il en avait oublié la faim, et pour tout ainsi dire, la raison de sa venue. Suit la belle du regard, jusqu'à ce qu'elle soit trop loin pour qu'il reste ainsi, se relevant, et les rapprochant. S'appuie contre les éléments de la cuisine, la laissant fouiller dans le frigo. « C'est quoi, le menu ? » Je t'ai laissé le choix, après tout. . « Est-ce que tu serais venu au bal sans mes sms ? » Attrape les légumes qui sortent du frigo, l'un après l'autre. Marque un temps. J'ai pas de bonne réponse. La réalité te fera du mal. Le mensonge, encore plus. Il se voit dans mes prunelles, quand on s'y attarde. « Pourquoi tu me demandes ça, Nienke ? » A quoi ça rime ? A part t'infliger une blessure supplémentaire, des remords. Le regard remonte sur elle. « Tu connais  la réponse. » Je n'y étais pas, avant. « J'avais pas de raison d'y aller. » T'as été la raison de mon transport sur les lieux. J'n'aurai pas été lié à cette tumulte, si j'étais resté chez moi. J'n'aurai pas été blessé, toutes ces fois, si j'avais fais d'autres choix. « On fait des choix, et on les assume, c'est comme ça que ça marche. » On regarde pas en arrière, on dit pas « si », on refait pas une journée qui se termine. Les lèvres masculines dessinent un fin sourire. « Inquiète-toi plus de me confier un couteau. » J'espère que t'as des pansements.   

Cuisiner. Nous sortir de cette proximité qui m'attire et me dérange. J'ai besoin de le fuir encore, malgré tout. « Un Waterzooï. » Prononcé en néerlandais. Ça paraît un peu barbare comme nom, mais c'est assez simple au final comme plat. « Du poisson et des légumes en gros. » Je tourne juste la tête vers lui, léger sourire. Et vient la question sur le bal. J'ai besoin qu'il mette la faute sur moi, inconsciemment peut-être. J'ai besoin qu'il dise se rende compte du mal que j'ai pu lui faire dans cette histoire. Oui Jasp, tout est de ma responsabilité pour cette fois, avoue le. C'est cette capacité à apprécier les blessures parfois, à être un peu masochiste. Et quand je repense à toute cette histoire, je me dis que c'est totalement fou. Comment quelqu'un a pu droguer une salle entière ? Enlever la moitié des élèves en quelques heures ? C'est juste dingue. Je tends l'oreille vers ses réponses en coupant les carottes. Tu ne le diras pas clairement que la faute me revient, comme si tu ne voulais pas enfoncer le couteau dans la plaie. J'espère juste que tu comprends que je m'en veux. J'aurais pu être seule dans la merde, mais je t'y ai mis aussi. Toi, tu assumes, moi pas encore. J'ai encore ce goût amer d'alcool, de tout ce que j'ai pu ingurgité pendant cette soirée, et tout ce que j'ai fumé. Je n'aurais pas du, et je le sais. Alors forcément que je n'assume pas, forcément que je m'en veux. J'aurais pu m'enfermer dans mon appartement et rester au calme, mais j'avais préféré faire chier Antho pour qu'il m'emmène à la soirée. Avec peut-être encore ce petit espoir de revoir Hayden, malgré moi. Et puis j'avais contacté Jasper. Je me bats avec mes fantômes, toujours. Croque dans une carotte. Oublier les fantômes... je ne suis pas prête d'y arriver, encore moins avec celui qui se trouve avec moi pour la soirée. Je fais la moue, qui s'étire en un large sourire quand tu me parles de cette histoire de couteau. Ne plus parler de cette soirée, au moins quelques heures. Je te reprends le couteau des mains et fouille dans un tiroir pour sortir un économe. Tendre les deux mains, te laisser le choix. « J'veux pas jouer l'infirmière ce soir, qu'est ce que tu veux faire ? Le risque, ou la sécurité ? » Je m'assois sur le plan de travail, te laisse le temps de faire ton choix.

Tu penses nous éloigner de ce que nous étions ? Tu fuis mes doigts, tu t'éloignes, je me rapproche, et nous revoilà dans un quotidien que nous connaissions. Nous étions plutôt doués là-dedans. Le problème, c'est que j'étais doué aussi dans d'autres domaines, des trucs moins clairs, moins glorieux que juste nous. « L'avantage, c'est que même si c'est raté je ne m'en rendrais pas compte.. Plutôt malin, Van Dijk. » Qu'il souligne de ses lèvres amusées, et son regard qui va sur la blonde. J'n'en ai jamais mangé, j'vois même pas à quoi ça peut ressembler. Mais je te vois t'afférer, déjà, minutieusement. Tout, sauf reparler de cette soirée. Tu as lâché ta culpabilité, tu l'as verbalisé, et, tu devais t'en douter, j'n'irais jamais dans ton sens sur ce coup. Ne compte pas sur moi pour t'accuser. Chacun fait ses choix, laisse-moi avec les miens. On me dira que si j'n'avais pas cette foutue habitude de jeter des coups d'oeil en arrière, j'n'en serais pas là. Si j'étais foutu de tirer des traits définitifs. Les gens ne changent pas. Ce qui séduisait, séduit toujours. Ce qui pose problème, est toujours présent dans ma vie. Tu me présentes ce choix, et il semble résumer parfaitement nos vies. Les deux m'ont joué des tours. Les doigts vont sur l'économe, le frôle, puis saisissent le couteau. « Le risque. » Toujours les mauvais choix, Ellington, tu ne changeras donc jamais. Les prunelles bleutées viennent chercher celles d'en face, et s'amusent. « Tu me regarderas me vider de mon sang, t'auras ça sur la conscience. » En espérant qu'on aille pas jusque là, normalement, je me limite à quelques coupures. « Tu comptes m'admirer entrain de travailler ? » Qu'il souligne ses lèvres d'un sourire railleur, la voyant ainsi assise sur le plan de travail. Attrape les quelques carottes qu'il reste, et entreprend d'en finir la découpe. Consciencieusement. Même s'il épie d'un œil discret la belle. « Hé Nienke. » Plus sérieux. L'attention reste sur son couteau, ne s'en détourne que le temps d'une question : « Je dois m'inquiéter pour toi ? » Est-ce que je dois m'inquiéter de te savoir avec trop d'alcool dans le sang ? Terrée chez toi ? Est-ce que t'as besoin de moi ? J'suis incapable de savoir si j'ai le droit d'essayer de te soutenir, incapable de savoir le rôle que je tiens dans ta vie désormais.

Choisir la sécurité ou le risque. Le choix d'une vie résumé avec ces deux concepts là. Et les doigts qui frôlent l'économe m'étonne. Je suis certaine de ton choix, dès le départ. Tu n'es pas du genre à choisir la sécurité, et même là, tu me prouves que tu fais le mauvais choix. C'est pas pour toi le risque, regarde où je t'ai attirée encore. Son sourire n'étire pas le mien. Son humour me fait parfois un peu peur. Et dans ses moments là, où je n'ai pas envie de devoir t'emmener à l'hôpital, c'est encore pire. Et j'ai déjà trop de choses sur la conscience. Un soupire se fait entendre malgré sa faiblesse. « Les grands chefs ne travaillent pas à ce genre de tâche... » Oui, je pourrais rester assise ici, le regarder faire, observer les muscles de ses bras se tendre, les tendons se mouvoir sous la peau de ses mains. Je me mords légèrement la lèvre inférieure et secoue la tête de gauche à droite avant de descendre de mon piédestal. J'attrape les pommes de terre et commence à les peler. Le silence nous entoure un peu, juste la chanson de nos couteaux sur les légumes, et mes cils qui se soulèvent régulièrement pour le regarder. Tout en discrétion. Sa voix force mes pupilles à se poser plus clairement sur lui. Première réaction. « T’inquiéter pour moi ? » Brute, sans réflexion. Parce que je n'ai besoin de personne, parce que j'ai toujours tout traverser plus ou moins seule. Je suis celle qui reste debout dans toute situation. Et si ça changeait ? Mon jumeau n'est plus un soutien depuis qu'il n'est plus sur ce continent. M’accrocher à lui n'est plus une solution. L'alcool m'a plus détruite qu'il ne m'a aidée. Et tout ce qui va avec. Harvard, c'est ce qui m'aide à tenir. Les cours, l'avenir d'une profession souhaitée et rêvée. Et on me l'a enlevé. Hayden est parti, au moment où je suis revenue. J'ai cette tendance à briser ce et ceux que je touche. Je repose le couteau sur le plan de travail. J'ai toujours été seule. Mais quand on le réalise, ce soir en tout cas, ça me fait un choc. Émotion. Je fais quelques pas et prend le jeune homme dans mes bras. Mes réactions sous l'émotion sont souvent mes mauvais choix à moi tu vois. J'enfouis mon visage au creux de son cou, le serre un peu plus fort, inspire son odeur. Aucun mot. Je ne suis pas douée pour exprimer ce genre de chose, tu le sais. Parler de poésie, de la psychologie des autres, des romans que j'ai lu : ça je sais faire. Dès que je dois me concentrer sur moi, c'est une tout autre chose. Alors tant pis pour toi. Tu as posé la question qu'il ne fallait pas, prépare toi à en subir les conséquences.