Aujourd’hui était le grand jour. J’avais enfin réussi à te convaincre, toi, mon idiot de psy, de tenter l’hypnose sur moi. Tu n’avais pas l’air très fervent de cette pratique. Pourtant, je te l’avais réclamé depuis notre toute première séance. J’avais un bon pressentiment. La rééducation cérébrale était longue et un peu pénible. Je n’avais pas vraiment l’impression de faire des progrès. J’avais besoin de quelque chose de plus radical, de moins conformiste. J’avais besoin de penser différemment, de voir plus loin, plus marginal. Et l’hypnose, je le sentais bien. Alors, après de nombreux mini-désagréments avec toi, tu t’étais laissé convaincre. Je t’avais sûrement juste usé. Tu avais dû en avoir marre de toutes mes sollicitations. C’était sûrement pour ça que tu avais accepté. Toujours est-il que je t’avais rejoins dans une pièce annexe de la bibliothèque, assez confortable, comme un bureau agrémenté d’un canapé. Une vraie salle de psy quoi. Je me laissais tomber sur le sofa face à toi, assis sur une chaise. « Ça y est, c’est le grand jour. T’as fait tes devoirs au moins? » Non, parce que je voulais pas que tu bousilles mon cerveau. J’espérais que t’avais bien fait tes recherches et que t’étais qualifié pour ça. « J’suis le premier sur qui tu fais de l’hypnose? » En gros, est-ce que j’étais un cobaye? Pitié, dis-moi que non, et que les précédents s’en sont très bien sortis…

« Il ne s'agit pas de devoir, Elliot, comment te sens-tu depuis la dernière fois ? » Rahhhh encore cette question de psy. Le stéréotype. « Je vais bien, j’irai mieux quand je serai plus amnésique alors hop-hop-hop on se met au travail. » C’était dingue de passer par quarante chemins au lieu de gagner du temps et d’aller droit au but. « Tu sais que ce que tu me demande est quelques choses de très lourd et tu devra absolument me faire confiance ? » Je roulais des yeux, laissant ma tête retomber lourdement sur le dossier du sofa derrière moi. « Oui, j'te fais confiance, c’est bon? D’autres questions? » J’devais peut-être penser plus sérieusement à ce que Nate m’avait dit. Changer de psy, si le mien refusait mes réclamations. Après tout, je te payais suffisamment bien pour que t’aies pas à te soucier des conséquences immédiates. En revanche, si je voyais que tu te foutais de ma gueule à long terme, je viendrai te péter les dents de mes poings à la première occasion. Je ne déversais pas mon porte-feuille dans tes mains pour rester amnésique. Il a appelé un de ses collègues blahblah, oui vas-y je m’en fous, tu peux ramener quinze personnes ça changera rien. On tente l’hypnose aujourd’hui, aucun de nous deux s’en défilera.

Pourquoi je t’ai choisi toi? J’en sais rien, t’es le premier qui s’est présenté, et j’ai bien aimé ton côté atypique. Je recherchais des pratiques alternatives pour me donner plus de chances de retrouver la mémoire, et on va pas se mentir, t’as pas l’air très conservateur après tes piercings et tattoos. Finir légume? Non mais t’étais aussi peu sûr de toi. « J’suis rassuré en fait, qu’il y ait un de tes profs. » J’avais tendance à oublier qu’il était comme moi, que ce n’était qu’un élève pour l’instant. Plus jeune que moi, même. « Et puis, j’suis un mec réglo, bien sûr que je te paierai. » Du con, va. Tu me prends pour qui? Ton référent arrive dans la pièce et tu lui présentes rapidement la situation, stipulant clairement que tu ne maîtrises pas la chose. Quoi???? Tu pouvais pas le dire plus tôt? « Elliot, enchanté. » J’adressais un signe de la main au vieux, qui je l’espérais me maintiendrait en vie. « Bon, c’est parti? Oui, je vous fais confiance et tout le blabla. » Allez, let's go, je n'avais pas 5 ans devant moi.

Son prof vérifie mon consentement que je lui confirme, puis me demande de m’allonger sur le sofa et de fermer les yeux. Ok, c’est parti. Je m’exécute. Il me parle, m’explique le déroulement de la séance, et sa voix m’apaise. Elle m’apaise, un peu trop d’ailleurs, puisque je me sens somnolent. Je ne dors pas, non. Mais je ne suis pas totalement éveillé non plus. Et le plus bizarre dans tout ça, c’est que j’en ai entièrement conscience. J’ai conscience de ce stade d’entre deux, et c’est un peu flippant. Tu prends le relais avec des questions bateau, questions auxquelles j’ai déjà répondu lors de notre première séances. Pourtant, je sais que je donne plus de détails qu’avant. Détails dont je suis pas censé me souvenir, notamment sur ma journée avant le vol d’hélicoptère et mes habitudes de voyage. Et puis, je parle du crash. Machinalement, je ne réfléchis pas vraiment. Pas du tout, même, c’est comme si les mots sortaient tout seuls. « J’étais en communication avec James, c’était le gars qui supervisait tous mes vols, un genre de majordome de la famille. Et ça a commencé à grésiller, j’avais du mal à l’entendre, et là j’ai vu les voyants devenir rouges. » C’était comme des flashs dans ma tête, et c’était pas agréable. « J’ai compris ce qu’il se passait. Je savais. Je savais que… que c’était la fin. J’ai coupé les communications et j’ai resserré ma ceinture. » Je serrais les poings, involontairement. « J’me suis accroché, et j’ai prié, même si je crois pas en Dieu. J’ai vu la chute, j’ai vu la baisse d’altitude progressive, j’ai senti la chute libre… » Je déglutissais. J’me sentais pas très bien. Ma respiration s’accélérait, ma gorge devenait sèche. « Puis j’ai heurté le sol. C’était… C’était… Secouant. Assourdissant. Douloureux. L’appareil s’est éclaté en mille morceaux… J’entendais plus rien, un bourdonnement, un sifflement, comme si une bombe venait d’exploser à côté de mes tympans. Et le sang… Y’avait du sang… Sur mes mains… » J’avais été ouvert à la tête et avait hérité d’une grosse plaie au niveau des côtes, du côté droit, qui était maintenant cicatrisée. Mais ça, au moment du crash, je n’avais pas les idées assez claires pour le rationaliser. J’avais là en ce moment même un début de crise de panique. Respiration saccadée, sueurs froides, sensation d’étouffement, anxiété irrationnelle. J’étais en train de revivre le crash d’une façon un peu trop réelle. Mais je ne voulais pas que tu stoppes la séance. Non, ça fonctionnait. Fallait juste que j’arrive à passer outre ce moment. De toute façon, il fallait bien que j’y fasse face un jour ou l’autre, n’est-ce pas?

La crise. Fallait s’y attendre, après tout. Fallait bien que ça arrive un jour, que je confronte ce qu’il s’était passé, la peur et la douleur que j’avais ressenti. Ma respiration s’affole, mes muscles se crispent, mes poings se serrent. Et je ne contrôle rien. Je suis toujours dans cet état second, où je sais ce que je fais et ce qu’il se passe, mais je me sens comme un simple pantin. J’entends ta voix. Un peu loin, mais je l’entends. Penser à quelqu’un que j’aime, une femme, par exemple Lucky? Non, pas Lucky, j’aime pas Lucky! Nath. Oui, Nath, il allait être mon ancrage, comme d’habitude, comme il l’avait toujours été depuis qu’on était gamins. Tout va bien. Tout va bien. Tout va bien. Putain, et c’est que ça marchait en plus. Me concentrer sur autre chose, sur quelque chose de bon, d’apaisant, et d’écouter sa voix qui elle aussi, pour le coup, semblait apaisante alors qu’en temps normal il me tapait sur le système. « Nath. » soufflais-je simplement, mon rythme cardiaque reprenant une allure à peu près normale. « Mon meilleur ami. Depuis qu’on est gamins. On a toujours été là l’un pour l’autre… J’étais super triste quand on a déménagé avec mes parents, quand on a quitté l’Australie et que j’ai du le laisser là-bas. Heureusement on s’est retrouvés, et c’est une belle coïncidence qu’on soit tous les deux à Harvard maintenant. Même s’il a changé de maison. C’était un Winthrop avant, comme moi. » Et voilà, c’était reparti, les mots sortaient sans aucun processus de réflexion. Mais si tu ne guidais pas la séance, si tu ne me posais pas des questions plus spécifiques, c’était ce qui continuerait de se passer. Parce que là, j’disais juste tout ce qui me passait par la tête.