Les parents de Chase travaillaient souvent. Tout le temps. Un cadre commercial et une infirmière. Ils n’étaient pas souvent là, et le garçon se débrouillait toujours très bien tout seul. Organisé, toujours à l’heure pour aller à l’école, ses devoirs étaient faits, ses leçons apprises, et il ne rechignait jamais lorsqu’il fallait aller à l’église tous les dimanches. Le reste de la semaine, il savait s’occuper, il lisait, jouait avec ses copains, construisait des trucs. Plein de trucs. Chase avait toujours été plein d’imagination. Il avait de bonnes notes, on n’avait pas vraiment grand-chose à lui demander, il était toujours très autonome, et très croyant aussi, comme ses parents le lui avaient appris.

Au lycée, Chase eut sa première copine. Mathilda. Grande, fine, blonde, adorable, elle était tout ce qu’il pouvait espérer de mieux dans la vie parce qu’ils se complétaient, et elle lui donnait une motivation. C’est avec elle qu’il se rendit compte à quel point il était protecteur, parce qu’auparavant il n’avait jamais vraiment eu grand monde pour qui s’inquiéter. Mais Mathilda était là pour lui comme il était là pour elle.
Très croyants et très sages tous les deux, ils écoutaient leurs parents et se promettaient d’attendre le mariage avant de faire quoi que ce soit. Et ils tinrent bon pendant longtemps, jusqu’à la dernière année de lycée, quand tout le monde passait son temps à faire ses dossiers d’admissions pour toutes les universités de l’Etat, voire du pays.

Chase, lui, on lui conseillait de viser haut, parce qu’il en avait les capacités (selon les lettres de recommandations de ses professeurs) et que ses projets valaient le coup. Il voulait être architecte, marquer de milliers de pierres blanches la vie des gens en embellissant le voyage qu’elle représente. Et s’il arrivait à entrer à Harvard, il aurait la meilleure formation du monde et des opportunités encore meilleures.
Mathilda visait Harvard elle aussi, comme tellement d’autres car qui ne tente rien n’a rien, et les dossiers d’admissions étaient moralement aussi durs pour elle qu’ils l’étaient pour Chase. Alors ils se consolaient, se disaient qu’ils y arriveraient ensemble, et que même s’ils n’étaient pas dans la même université, ils s’attendraient. Ils se consolaient, et finalement, ils franchirent le pas et firent l’amour pour la première fois, sans protection aucune, parce que c’était pécher.

Ensuite vinrent les SATs, pour lesquelles Chase et Mathilda travaillèrent ensemble, toujours dans le même esprit d’équipe. Et ils continuaient, régulièrement pour se détendre, se rassurer, se rapprocher, de faire bien plus que réviser, sans se préoccuper des conséquences parce qu’ils étaient jeunes, traversaient les moments les plus importants de leurs vies, et se disaient que ce genre d’accident n’arrivait qu’aux autres.

Mais ils oubliaient, du haut de leur croyance hypocrite et moralisatrice, que les autres c’étaient aussi eux. Et avec les résultats des SATs tombèrent des résultats bien moins enchanteurs. Mathilda avait du retard sur ses règles, elle avait régulièrement la nausée, elle n’en avait pas parlé à ses parents, elle avait acheté en cachette un test de grossesse, il était positif.

Puis les entretiens. C’était une épreuve difficile, pour les nerfs surtout, parce que Chase devait vendre son avenir sur dix ans à des inconnus alors qu’il ne savait littéralement pas de quoi le lendemain serait fait. Mais il réussit coûte que coûte à se vendre, à se démarquer, à faire comprendre que ne pas le prendre serait une grave erreur. En même temps, Mathilda en avait enfin parlé à ses parents. Ils étaient furieux, traitaient Chase de tous les noms, l’accusaient. Après tout, leur petite fille parfaite était enceinte, cela ne pouvait pas être sa faute, elle n’y était pour rien. Forcément. Alors, le lendemain des entretiens de Chase, elle avait rendez-vous chez le médecin pour valider ou non le verdict du test de grossesse de quelques semaines plus tôt.
Donc tout naturellement, à la sortie de son entretien, Chase s’enferma aux toilettes et pleura toutes les larmes de son corps, parce qu’il était à bout de nerfs. Il avait peur, il ne savait pas ce qu’il allait faire, c’était toute sa vie qui risquait de s’effondrer comme un château de cartes, parce qu’il allait être père et qu’il n’avait jamais prévu assez de place pour cela dans ses plans.

Hors de question de se débarrasser de ce bébé. C’était un péché encore plus énorme que d’en avorter. La vie, c’était sacré, il fallait l’honorer coûte que coûte, et subir les conséquences de ces actes. Alors quand le verdict définitif du médecin tomba, quand les familles des deux adolescents coupables eurent confirmation que Mathilda était enceinte, c’était l’ultime clou sur le cercueil de leur jeunesse. Ils allaient devoir faire face à leurs responsabilités désormais.
Les familles se rencontrèrent, mais n’accrochèrent pas forcément. Tous avaient des plans ; la famille du père voulait que tous continuent leurs études, la famille de la mère voulait qu’ils en restent où ils en étaient et s’installent comme de véritables adultes, avec un travail, un salaire et un logement. Un compromis fut trouvé ; Chase continua ses études, et Mathilda les arrêta, pour préparer l’arrivée du bébé.

Donc Chase partit pour Harvard, Mathilda resta chez ses parents. Et ils restèrent en couple à distance, à précisément 3588km de distance, ce qui était suffisant pour rassurer les grand-parents, parce qu’ils n’étaient pas là de recommencer leurs bêtises en étant aussi loin.
La première année de Chase, passée dans un logement du campus, fut donc ponctuée d’aller-retours vers Albuquerque pour retrouver sa douce famille et sa douce Mathilda.
Et le 7 février, deux jours après l’anniversaire de Chase, Mathilda perdu les eaux, Adeline était née. Et dès la fin de l’année scolaire, Mathilda arrivait à Boston, et désormais ils vivraient à trois, Chase, Mathilda et Adeline. Un an se passa ainsi, idyllique, parfait. Mathilda travaillait à temps plein, plein de petits boulots pour gagner de l’argent. Chase travaillait parfois le soir en plus de ses études pour gagner un peu d’argent. Et le reste du temps, ils étaient parents et amoureux.
Ils fêtèrent ensemble le premier anniversaire d’Adeline en rentrant avec elle voir ses grand-parents, à Albuquerque. Et plusieurs mois avant qu’ils puissent fêter son deuxième, Mathilda rentra seule. Parce qu’elle ne voulait pas de cette vie. Elle rentrait chez ses parents parce qu’elle ne supportait plus de travailler seulement parce qu’il le fallait, de réaliser des tâches ingrates par besoin plus que par envie. Donc elle s’en alla, laissant Chase et Adeline derrière elle, lui disant qu’elle avait besoin de temps pour réfléchir.

Mais l’attente s’était faite longue, et il s’était fait une raison. C’était dur pour lui d’accepter cela, mais elle l’avait abandonné avec sa fille, elle ne méritait pas de revenir dans sa vie. Désormais il n’y avait plus que Chase, seul avec sa vie de père, d’adulte, d’étudiant et d’employé à mi-temps.