"Votre père va bientôt arriver." Tu as assassiné l'infirmière d'un regard noir, et sans même lui laisser le temps de terminer son mot, tu lui as sèchement répondu. "C'est pas mon père." Ça fait quinze minutes que tu cogites, seule, assise sur une chaise dans cette chambre d’hôpital. Tu ne sais même plus ce que tu attends.
Ton père. Ton père, c'est un nuage. Un brouillard épais, une masse difforme et sans couleur qui se glisse dans tes souvenirs. Tu fronces les sourcils, comme si cela allait t'aider à te rappeler. D'aussi loin que ta mémoire remonte, il n'a jamais existé pour toi. Tu ne connais ni son odeur, ni la sensation de sa main qui caresse tes cheveux, ni même le son de sa voix. Tu n'as jamais su quoi répondre à tes petits camarades qui te demandaient le métier de ton père. Tu leur répondais que ton père, il est peut-être jardinier au Paradis. Ton père, tu ne l'as jamais vraiment connu. Il est mort alors que tu n'avais que deux ans. Tu n'as pas pleuré, tu ne t'en es même pas rendu compte. Ce sont les années qui ont suivi, à grandir sans lui, qui ont creusé les ruisseaux sur tes joues.
Alors que tu sens que tu vas bientôt t’effondrer, le bruit de la porte qui s'ouvre te coupe dans tes pensées. Tu te redresses et tournes la tête vers lui. Ton beau-père.
"Ça va ?" Tu restes muette. Il sait que c'est une question qui n'a pas de réponse. Ta mère vient de mourir. Tu as peur qu'elle aussi, elle devienne un nuage dans ta mémoire. Il attrape la deuxième chaise et la glisse à côté de toi pour s'asseoir. "Hé petite.." Tu grognes. Tu détestes ce surnom. "M'appelle pas petite." Il te sourit maladroitement, du mieux qu'il peut, démuni. Il ne sait pas quoi faire, lui non plus, il est aussi perdu que toi. Il vient de perdre l'amour de sa vie, en même temps que tu as perdu ta mère. Tu te contentes de fixer le vide pendant qu'il regarde tout autour de lui l'absence de sa femme dans la chambre. De sa présence ici, il ne reste que des fleurs fanées. Tu repenses à elle, tous les moments où tu as pu la décevoir. Ces moments qui prennent le dessus et effacent peu à peu les souvenirs positifs. Ton téléphone vibre dans ta poche mais tu n'as pas envie de briser l'instant solennel.

"Je vais aller prévenir ton frère." C'est ton beau-père qui le brise. Alors qu'il se lève, téléphone à la main, pour sortir de la chambre, tu l'attrapes par le bas de sa chemise. "Georges ? Je veux aller à Harvard." Il s'arrête, et pose sa main libre sur ton épaule. "Ok. Je vais voir ce que je peux fai.. Tu te lèves à ton tour. "Non, Georges, j'ai pas besoin de ton aide. Et reste ici, je m'occupe de Sloan." Tu es bien trop fière pour aller quémander de l'aide à ton beau-père. Bien que tu profites allègrement de son argent, tu n'as jamais réussi à le considérer comme ton père. Tu l’apprécies, bien sûr, mais il n'a jamais sû combler le trou à l'intérieur de toi. Il est arrivé dans ta vie quand t'avais douze ans, et t'étais bien contente qu'il soit là, qu'il t'invite au cinéma, au restaurant, qu'il t’emmène en voyage au lieu de rester moisir au fond du Bronx. Un père, oui, mais pas ton père. Au final, un an plus tard tu as été acceptée à Harvard. Tu n'as jamais su s'il avait utilisé ses contacts pour appuyer ton dossier, et tu ne préfères pas le savoir.
Tu es sortie de bâtiment après avoir traversé les longs couloirs parfumés de désinfectants. Tu inspires l'air frais avant de t'allumer une cigarette pour encrasser tes poumons. Ton téléphone s'allume et s'agite immédiatement. Six appels manqués, et un message.Message reçu à 6:37 PM "rdv sur le bateau de craig dans 1h, ramene de la beuh. oublie pas que tu mdois de largent". Il est déjà dix-neuf heures de toute façon. Tu glisses habilement le message sur le côté pour le faire disparaître. Tu n'as aucune envie de rejoindre ces débiles pour le moment. Pour l'instant, tu dois t'occuper d'annoncer la nouvelle à ton grand frère.  
Ton frère, ton tout. Tu  crois que si tu en es là aujourd'hui, c'est parce que tu as suivi son chemin. Tu l'as vu, en grandissant, comme un soldat de la liberté et tu n'as jamais cessé de l'admirer. Tu t'es, trop souvent, retrouvée dans le pétrin en espérant qu'il vienne te sortir de là. Tu as essayé de l'imiter, tant bien que mal, dans ses conneries, en espérant qu'il vienne te sauver à chaque fois. Tu as fumé ta première cigarette pour avoir l'air aussi désinvolte que lui. Mais à la place, tu t'es étouffée. Tu rigoles parfois en y repensant, quand tu le revois t'arracher cette cigarette de la bouche alors que tu essayais juste qu'il soit fier de toi. Les temps ont changé. Lui aussi, il a changé. Parfois, tu lui en veux secrètement d'être parti, de t'avoir laissé derrière et d'être devenu captif d'un rôle que ton beau-père lui a imposé. Mais tu as trop besoin de lui pour vivre. C'est ton oxygène.
Tu tapes le numéro de ton frère, mais tu es interrompue par une nouvelle vibration de ton téléphone. Tu décroches. "Hé bordel Dylan, t'es où ? On t'attend ?" Tu roules les yeux sans qu'il ne puisse te voir. "T'es relou, ok ? J'ai pas envie de venir." Tu as à peine le temps de terminer ta phrase qu'il te coupe et hausse le ton. "Wowowow. Tu te fous de ma gueule là ? Je te rappelle que tu m'appartiens, t'as oublié hein ? T'as besoin que je te rafraîchisse la mémoire sur les putains de milliers que tu me dois, sur la drogue que t'as perdu et le fameux accident, hein ? J'suis sûr que ton père serait rav.... bip bip bip Tu raccroches immédiatement, le poing serré. Tu marmonnes à ton téléphone silencieux. "C'est pas mon père." Tu comptes jusqu'à soixante, les yeux fermés, le temps qu'une minute passe pour te calmer. Tu n'as pas envie de repenser à tous tes problèmes maintenant. Tu reprends ce que tu étais en train de faire avant d'être coupée. Tu tapes le numéro de ton frère, c'est une valse mécanique que ton pouce connait par cœur. Les tonalités résonnent dans ton oreille, et puis tu entends le son de sa voix. "Sloan ? Tu t'effondres enfin.


Ça fait bientôt un an. Un an passé à réviser pour être au niveau, à t’entraîner pour l'entretien. Puis tu as arrêté d'y croire, persuadée que tu avais raté une des étapes. Et un jour, quand Georges a ramené le courrier, il y avait une lettre pour toi. Tu n'y croyais toujours pas, tu as dû la lire quatre fois pour être bien sûre de ce qu'elle disait. Harvard. Tu as été acceptée. L'occasion de partir d'un nouveau pied. Tu regardes le monde défiler devant tes yeux, les nuages qui traversent devant toi. Tu te sens légère. Un vent de liberté. Tu retires tes écouteurs.
... L'avion entame sa descente vers Boston. Il fait 31° avec un risque de pluie dans l'après-midi. L'équipage vous souhaite un bon séjour...
Tu attrapes son sac rapidement, tu veux être sortie de l'avion avant que les passagers s'amassent devant les portes. Tu rallumes ton téléphone dès que ton pied touche le sol. 1 nouveau message. "tes ou????" Toujours le même débile. Tu as volontairement oublié de le prévenir que tu déménageais. Tu tapes rapidement sur ton clavier Oops, j'habite plus à New York. bye. puis tu laisses ton téléphone. Tu marches aussi vite que tu peux dans les couloirs interminables de l'aéroport, impatiente. Et finalement, te voilà face à une foule d'inconnus. Tu y cherches un visage familier jusqu'à voir au loin celui de ton frère. Tu cours, et tu lui sautes dans les bras. "Sloan !" Enfin réunis.