Manuel, il fait partie de ces gens que ce cher président Trump a dans sa ligne de mire. Un fils d’immigrés – un immigré lui-même, débarqué au Nouveau-Mexique à l’âge de quatre ans, non pas pour fuir la pauvreté hein, mais juste parce que le paternel, gérant d’une grosse usine d’une multinationale, a été muté dans le pays de l’Oncle Sam. Sa mère, elle, était mère au foyer jusqu’au jour où elle a décidé de tout plaquer, de quitter son mari, de reprendre des études, et de devenir prof de maths dans un lycée du Massachussetts. C’est elle qui a obtenu la garde de son fiston, l’embarquant avec elle dans ses nouvelles aventures et lui permettant de retourner chez son père pour les vacances. Curieusement, ses parents ont mis des années à divorcer, et ça n’est que quand sa mère est tombée folle amoureuse d’un biker de dix ans son cadet qu’ils ont enfin signé les papiers. Faut dire qu’avoir un bébé en route, ça motive. Bref, à l’âge de dix ans, Manuel s’est retrouvé grand frère d’une petite Lupita, et à découvrir les joies des road trips en moto avec son beau-père.
Gosse intelligent et appliqué, il n’a jamais eu trop de problèmes à se retrouver en tête de sa classe sans faire beaucoup d’efforts. Préférant passer son temps libre à dessiner plutôt qu’à faire ses devoirs, Manuel a toujours trouvé le moyen de satisfaire les ambitions de ses parents tout en se la coulant douce – certains profs susurraient le mot ‘surdoué’ sans qu’il ne rencontre beaucoup d’écho dans sa petite caboche d’ado rêveur et tranquille. Excellent en particulier dans les arts et les lettres, sa mère et son père ont fait front commun pour le pousser vers les meilleures universités, alors que son beau-père, résolument anti-système, ne cessait de répéter que l’Ivy League n’était qu’une fabrique à robots et une machine à fric monstrueuse. Mais, motivé par la perspective de voyager et de rencontrer d’autres artistes (une excellente université étant la seule raison pour laquelle ses parents accepteraient de le laisser se lancer dans l’art), Manuel s’est sérieusement mis au travail, dépassant de loin ses camarades de classe et se bâtissant un dossier en or pour Harvard, Yale ou encore Berkeley. C’est finalement à Harvard qu’il a été reçu en 2006.
Rejoignant la Lowell House, Manuel a bien profité de ses années d’université, mais a vite déchanté, ainsi que l’avait prédit son libre-penseur de beau-père. Peu enthousiasmé par l’académisme des cours et le côté très formaté de l’enseignement, il a vite décroché et est retombé dans ses habitudes de faire juste ce qu’il fallait pour rester dans la moyenne, profitant de son temps libre pour se consacrer à ses propres projets, à ses activités extra-scolaires, et à se préparer à la vie post-Harvard. Il a trouvé une place d’apprenti tatoueur et en a profité pour tomber amoureux du métier, décidant que ce n’était pas une si mauvaise idée pour le jour où il quitterait les bancs de la fac. Entre temps, il s’est fait un peu connaître sur le campus pour ses films d’animation réalisés avec des étudiants de cinéma, ou encore avec ses fresques et bande dessinées crées avec d’autres étudiants en art.
Sorti à 22 ans diplômé d’Harvard, il est resté vivre à Cambridge et a commencé à travailler chez Redemption Tattoo comme tatoueur résident. Peu après, son beau-père est mort dans un accident de moto. Dévastée, sa demi-sœur Lupita, alors âgée de 13 ans, a sombré dans une dépression que l’intervention d’un psychologue n’est parvenue qu’à modérément contrôler. L’adolescence de Lupita est tourmentée, jonchée de fugues et de bêtises à base d’alcool, de tabac et de cannabis. Manuel accepte de l’héberger quelques temps, songeant que changer d’air lui ferait peut-être du bien. Elle reste chez lui, sous sa tutelle, pendant près de deux ans, avant de retourner chez leur mère. Quelques mois plus tard, une nouvelle fugue. Et plus de nouvelles.
Cela fait deux ans que Manuel et sa mère sont sans nouvelles de Lupita malgré des recherches effrénées pour la retrouver. Manuel vit toujours à Cambridge, espérant sans plus y croire que sa cadette finira par repasser les portes du salon de tatouage, saine et sauve, pour lui demander de la dépanner quelques temps. Sa disparition l’a profondément marqué, mais entre ça, ses deux boulots, sa vie personnelle, et le climat si particulier des Etats-Unis depuis les élections, Manuel a bien assez à penser pour ne pas sombrer dans l’inquiétude et le pessimisme.