Bien calée contre l'appuie-tête du siège, j'ai les yeux rivés sur le hublot. J'observe ce qu'il s'y passe, à l'extérieur. J'ai, littéralement, la tête dans les nuages. A travers ces nuages de coton blanc, je revois mon enfance. J'ai grandis auprès de deux soeurs et un frère. J'étais la plus jeune d'entre toutes. Avec mes soeurs, je ne me suis jamais bien entendue. Trop coincées à mon goût, j'avais toujours eu horreur de ça. Déjà petite, j'osais faire des bêtises qu'elles n'auraient pas osé faire. Un jour, j'avais même essayé de dessiner sur un mur de ma chambre car il était trop blanc pour moi. Eh oui, je me fichais du luxe qui m'entourait. Pourtant, du luxe, il y en avait. Venant de la royauté Prusse d'il y a quelques années, j'ai toujours porté les vêtements des meilleures marques, j'ai eu accès aux meilleures écoles et j'ai eu droit à l'éducation la plus stricte et droite qu'il soit. Autant dire que je n'avais pas toujours été libre de faire ce que je voulais. Mes soeurs, ça leur avait toujours convenu. Pas à moi. Quant à mon frère, Xaver, c'est différent. Il a peut-être hérité des principes de la famille mais il est tout de même ouvert aux discussions. Et puis entre nous il y a un lien qui ne se brise pas: il est mon grand frère et il a ce côté protecteur et je n'ai qu'à lui envoyer un message pour qu'il vienne me serrer dans ses bras. Je pense qu'il n'aime pas trop ma tendance à me rebeller et à faire tout ce que personne pense que je vais faire. Il ne doit pas aimer non plus l'idée que j'ai eu des aventures avec des hommes comme avec des femmes ni la pensée que me marier n'est pas dans mes plans. Il est tout mon contraire mais ça fait de notre relation une relation frère/soeur intelligente: on pourrait très bien débattre de politique ou d'économie avec chacun son point de vue bien différent de l'autre. C'est ça que j'aime chez Xaver. C'est en partie pour le retrouver que je suis actuellement dans cet avion qui atterrira à Boston. Mon frère est étudiant à l'université d'Harvard et il me manque terriblement. Cette année, ça va faire trois ans que je suis partie,
trois ans que j'ai quitté Cambridge pour voyager, découvrir le monde et me rendre compte de la vraie vie. La vie des personnes qui n'ont pas les moyens, les galères dans les bidonvilles d'Afrique ou du Mexique, les problèmes de population en Inde et en Chine, les problèmes de migrations dans le Nord de l'Europe. J'ai voyagé dans plusieurs pays en compagnie d'une très bonne amie à moi,
on a essayé d'aider au maximum les personnes qui en avaient besoin. Bon, tout ce travail humanitaire ne nous a pas empêcher de faire quelques détours par Ibiza ou Amsterdam pour s'amuser entre deux. On pouvait très bien passer la journée à récolter de la nourriture pour des SDF avant de faire la fête toute la nuit dans un bar ou en boîte. Il faut bien évacuer, non?
Bon, vous devez vous dire "Aaaah le coup de la princesse qui part en tour du monde humanitaire pour aider les plus démunis... un classique!" Et là vous vous demandez pourquoi je roule les yeux vers le ciel d'un air exaspérée. Eh bien non, je n'étais pas "la princesse qui fait de l'humanitaire".
Tout d'abord, la seule et unique personne qui connaissait mon nom de famille était Lucia, ma meilleure amie avec qui j'étais partie faire ce tour du monde. Lorsqu'un civil me demandait mon nom, je répondais systématiquement Sia Bauer. Personne ne m'appelait Theresia, et même ici je compte bien me faire appeler Sia. Pourquoi Bauer? Parce que c'était le premier nom de famille commun qui me venait à l'esprit. Je ne voulais surtout pas que les gens sachent ou comprennent que je viens d'un milieu social aisé, et encore moins que je suis l'une des héritières de la fortune Von Hohenzollern. Je ne vieux plus avoir affaire aux responsabilités qu'impliquent mon nom de famille, ma fortune, mes parents ou mon arbre généalogique. Je suis jeune, j'ai vingt deux ans et je veux sortir, aller en boîte, manger des spaghetti en me mettant de la sauce tomate partout,
je veux manger avec les doigts, aller au McDonald's, me bourrer la gueule, avoir pleins d'aventures, faire la folle et même travailler. Je veux une vie normale. De jeune normale.

Quand j'étais enfant,
j'étais la petite fille modèle. Souriante, obéissante, droite, je faisais mes devoirs et j'avais d'excellentes notes. Je faisais tout pour impressionner mes parents, qui étaient pour moi de véritables modèles. Je ne me rendais qu'à peine compte de tout ce qu'il se passait autour de moi jusqu'à ce qu'un jour, alors que j'avais 12 ans, on m'annonce le décès de mon père. Ce fut pour moi le moment qui me changea du tout au tout. Je redescendit sur terre à ce moment là. J'avais toujours été proche de mon père, plus que de ma mère, et ça me faisait tout drôle de me dire que je ne le reverrai plus jamais. Le soir quand je rentrais du collège, j'étais persuadée qu'il fallait que j'aille déposer un baiser sur la joue de mon père en le prévenant que j'étais rentrée, comme était notre rituel de son vivant. Un rituel qui fut donc brisé lorsque l'on m'annonça l'impensable. Encore maintenant, il me manque et il m'arrive parfois de rêver de lui. Pas des rêves bien signifiant,
souvent il est juste là. Je me demande souvent s'il serait fier de moi, de ce que j'ai accomplit ou de ce que j'ai essayé d'accomplir. Je regrette aussi souvent qu'il ne m'ai pas vu obtenir mon diplôme du baccalauréat, qu'il n'ai pas pu m'accompagner à la cérémonie organisée par mon lycée.
C'est à partir du décès de mon père que je commençais à m'éloigner de ma mère. Je n'arrivais plus à m'accorder avec elle, et lors de mon adolescence je passais mon temps à lui faire part de mes indignations. Je criais, beaucoup lorsque je n'étais pas d'accord ou lorsque quelque chose ne me plaisait pas. Et puis, clairement, je ne m'en privais pas. Bien sûr, ma mère n'aimait pas ça du tout, et plus je grandissais, plus je décidais de mettre sa patience à l'épreuve. Je sortais sans lui dire, j'essayais de faire le mur de cette immense maison -si on peut seulement l'appeler "maison"-
où l'on vivait, je rentrais pas totalement clean... Parfois aussi j'allais à des manifestations où je m'indignais avec les autres habitants contre la violence et les injustices dans le monde.
Mais ce n'était pas pour autant que je laissais tomber les études, bien sûr que non. Etudier, j'avais toujours adoré ça. J'avais toujours aimé apprendre de nouvelles choses et enrichir ma culture,
et ce encore aujourd'hui. Plutôt brillante, j'ai même sauté ma deuxième année de lycée passant de la première à la troisième année directement. J'ai même réussi à avoir mon diplôme avec la mention la plus haute.

Lucia était ma meilleure amie. Enfin, c'était ce que je pensais. Une fois bachelières, on partit toutes les deux sans vraiment prévenir personne. On avait décidé ensemble de faire un tour du monde en trois principes: aider, visiter et s'amuser. C'est ainsi qu'on a quitté notre confort habituel pour le Mexique, la Colombie, le Mali, la Togo, l'Inde, la Chine, la Thaïlande et en 2016 dans le Nord de la France. Certes, la France n'est pas un pays pauvre mais là-bas, on a aidé les immigrés de Calais à vivre, ou plutôt à survivre après ce qu'ils ont vécu dans leur pays. Dans les autres pays, on a aidé les plus démunis, récolté de la nourriture, des sous, et participé à l'ouverture d'une école au Mali. On ne s'est pas tellement privé non plus: de temps en temps on passait par des pays un peu plus riches pour passer des week end à boire, à danser et à s'éclater avec les autres jeunes de nos âges. Des rencontres, on en a faite, et le choc des cultures dans chacun des pays était assez extrême, mais nous ça nous a énormément plu. On servait à quelque chose. On n'était pas des riches héritières là-bas. On était des jeunes femmes indépendantes qui participait activement aux vies de milliers de personnes. On était heureuses.
Mais avec le temps, avoir une vie plutôt normale commençait à me manquer. Passer du temps avec mon frère me manquait. Et puis... j'adorais Lucia, vraiment. On avait une relation assez ambiguë elle et moi. Elle était bien plus que ma meilleure amie, sauf qu'elle... elle se prenait pour ma petite amie. Oui, on avait une relation spéciale, oui on était bien plus proches que de simples amies, mais elle voulait plus et je commençais à le voir. Sauf que le week end dernier, à Ibiza, elle fit l'impensable. On avait avalé un peu d'alcool mais on n'était pas bourrées. On était au petit matin et on s'embrassait derrière la boîte de nuit dans laquelle nous avions passé une excellente soirée quand elle me regarda dans les yeux, et, sérieuse, elle lança. Épouses-moi. C'est à ce moment là que je la repoussais et ris légèrement. Euh, quoi? Mon teint avait pâli et n'importe qui aurait pu voir le malaise que je ressentais. Oui, répéta t-elle, épouses-moi. Je déglutis et fis un pas en arrière. T'es sérieuse?
Elle n'a pas eut besoin de me répondre. Bien sûr qu'elle était sérieuse. Je l'observais quelques secondes avant de me mettre à marcher vers notre chambre d'hôtel qui ne se trouvait pas loin. Une fois dans la chambre d'hôtel, tout alla très vite. J'allumais mon ordinateur pour acheter des billets d'avion vers New York, je fis mes valises, laissais un petit mot à Lucia et partis pour l'aéroport. Fuir. Encore et toujours. Je suis comme ça. J'esquive. J'esquive les problèmes, je fuis mes responsabilités.
C'est pourquoi j'ai passé une semaine entière seule à New York pour me ressourcer. Pour me retrouver seule avec moi même. Pour me retrouver. Je n'ai pas fais grand chose pendant cette semaine. Du shopping, encore et toujours. J'ai noyé mes sentiments dans les magasins de vêtements et de produits de beauté. Et, encore sur un coup de tête, je me retrouve dans cet avion de New York à Boston. J'ai besoin de mon frère. Plus que jamais j'ai besoin de parler à quelqu'un.